Vous êtes sérieux avec cette histoire de décroissance ? Dans ce cas il y aurait sacrément intérêt à…

Monter un lieu de vie de type « éco-lieu » relève des Douze Travaux d’Hercule (ou des Sept Exploits de Rostam, pour prendre la référence d’une autre culture dont je suis issu) : trouver les gens, trouver le lieu, trouver le montage financier, et reproduire 3 fois le cycle parce qu’on s’est trompé de gens, de lieu, et de montage financier. Ce n’est que le début des ennuis : la plupart de ces aventures finissent par échouer, principalement pour raisons relationnelles. Et comme une part infime de la population souhaite vivre en collectif dans la sobriété énergétique et matérielle, jamais le modèle ne sera ainsi déployé à grande échelle.
Peu importe, ce n’est pas le propos. Premièrement, tant mieux lorsque ça fonctionne : le but est de vivre autrement et en cohérence avec ses valeurs, se reconnecter aux fruits de son travail, se rapprocher de la nature, apprendre des choses, et inspirer d’autres personnes éventuellement intéressées. Ça dure le temps que ça dure, comme un CDI.
Deuxièmement, après 4 mois d’immersion dans un écovillage démocratique qui marche assez bien, je suggère que sans pour autant « sauver le monde » (ce n’est pas non plus le propos) ce modèle propose à une personne lambda, sans attendre après les autres, des réponses à ses besoins de résilience face aux chocs économiques et énergétiques en cours et peut-être à venir. En matière d’analyse exploratoire des dynamiques du système Economie – Social – Sécurité – Technologie – Energie – Ecologie, je n’ai aujourd’hui pas grand-chose de plus à dire que ce qui figure ici. Je vous souhaite une bonne lecture, et n’hésitez pas à m’écrire, surtout si vous n’êtes pas d’accord. Je dis tout ce qui suit avec le sourire.
Si notre descente énergétique se poursuit, voire s’accélère, avec de moins en moins d’énergie disponible pour fabriquer et transporter nos biens pendant que nous sommes assis devant nos écrans dans l’illusion de l’économie « post-industrielle » et « dématérialisée », la France en 2040 ne ressemblerait en rien à celle d’aujourd’hui (à laquelle on rajouterait 0 à 2% de croissance par an), sachant qu’à certains égards, notre décroissance économique a elle aussi déjà commencé, bien que maquillée par une dette potentiellement au bord d’une rupture qui ferait pâlir la crise de 2008.
Pour proposer un rapide résumé jancoviciste de la situation : la France a exploité tout son charbon « facile » (ce qui nous permet fort légitimement de donner des leçons d’écologie à la Chine, où l’on a d’ailleurs massivement délocalisé nos émissions de carbone, en plus de nos emplois). Notre accès au pétrole décline, bientôt suivi par notre accès au gaz naturel (qu’on importe également en totalité). Notre électricité nucléaire et hydraulique, relativement autosuffisante, nous permet raisonnablement d’espérer tenir plus ou moins longtemps face à l’adversité du 21e siècle.
Nous n’explorons pas ici un scénario de « Jour J d’Effondrement ». Pour prendre l’exemple européen le plus récent, la Grèce a en effet vécu après 2008 une chute brutale de son PIB, de l’ordre d’un tiers (ce qui, pour citer l’époustouflant Dormez tranquilles jusqu’en 2100, n’est pas sans lien avec le choc pétrolier de 2007 auquel fut confronté ce pays particulièrement dépendant aux hydrocarbures importés). Mais le contexte grec en matière de ressources naturelles (des sols encore fertiles, de l’eau qui coule encore, du pétrole et du gaz encore un petit peu disponibles, un climat encore hospitalier) permet de s’adapter bon an mal an à la crise économique et énergétique, malgré son ampleur inouïe. C’est cette hypothèse de possibilité d’adaptation et de résilience que nous explorons ici (la France devrait théoriquement rester climatiquement vivable encore 30-40 ans… théoriquement).
Dans un monde en décroissance où les flux de biens et de personnes seraient de plus en plus contraints, il y aurait sacrément intérêt à réduire les distances parcourues. Nous n’aurions physiquement pas d’autre choix que de nous rapprocher des ressources (eau, sols, bois, matière organique, matériaux recyclables…) et les gérer avec le plus grand soin. Nous n’aurions économiquement pas d’autre choix que de mutualiser les ressources, les équipements, les déplacements, et les compétences.
Dans un monde en décroissance poussant à la déconsommation, il y aurait intérêt à partager la machine à laver et la chaudière au sein d’un groupe, qui proposera d’ailleurs statistiquement plus de chances de pouvoir compter sur quelqu’un qui saura repousser leur obsolescence (de moins en moins programmée ?).
Dans un monde en décroissance où l’Etat et le marché distribuent de moins en moins de richesses chaque année, où l’auto-gestion est de mise, et où l’on ne vaudrait rien seul dans son bunker ou devant son ordinateur, surtout avec des compétences pratiques et socio-émotionnelles inadaptées à la nouvelle donne, il y aurait sacrément intérêt à rejoindre un collectif permettant de nous former rapidement. Une fois opérationnel, il y aurait intérêt à mutualiser les efforts, sans quoi la quantité de travail nécessaire, même pour subvenir à nos besoins de base, serait épuisante.
Dans un monde en décroissance où les faillites d’entreprises s’enchaînent et le chômage de masse s’aggrave, alors même qu’on dispose de moyens décroissants pour l’indemniser, il y aurait intérêt à inventer de nouveaux modèles de coopérations et proposer une variété d’occupations porteuses de sens. Pour ne citer que quelques exemples de métiers possibles (non-délocalisables et non-automatisables) que chacun pourrait plus ou moins combiner au choix en éco-lieu : maraîcher, éleveur, ébéniste, constructeur d’habitats légers, électricien, plombier, puériculteur, enseignant, formateur, psychologue, coach sportif, animateur d’instances démocratiques, infirmier, boulanger, cuisinier, biologiste, hydrologue, ingénieur, recycleur, informaticien ou consultant à distance, blogueur, musicien, clown, vidéaste, guide touristique, maître-nageur, papa, maman, tonton, tata, papy, mamie… Bref n’ayez crainte : à terme, la décroissance éliminerait l’oisiveté. Le travail est, lui, sans limites.
Dans un monde en décroissance où l’on pourrait de moins en moins compter sur l’énergie et la complexité technologique pour maintenir la stabilité du système, il y aurait intérêt à réunir l’inventivité et les savoirs collectifs pour rester résilients face à des crises écologiques, économiques, et migratoires d’intensité croissante.
Dans un monde en décroissance qui entraînerait la désinstitutionalisation des soins, il y aurait intérêt à réapprendre nous-mêmes à prendre soin des plus fragiles (personnes à mobilité réduite, personnes âgées en perte d’autonomie, migrants …). Pour ne pas retourner à l’état sanitaire médiéval, il y aurait aussi sacrément intérêt à entretenir voire enrichir collectivement nos savoirs médicaux pour préserver autant que possible les acquis relativement bon marché et low-tech de notre civilisation : vaccins, hygiène, soins de base… Le retour d’expérience des pays encore pauvres indique qu’une espérance de vie de l’ordre de 70-75 ans demeurerait possible.
Dans un monde en décroissance à risque de pénuries, donc potentiellement de violences, il y aurait sacrément intérêt à bâtir de la cohésion avec des communautés avoisinantes soudées par la confiance et la réputation, créer des deuxièmes et troisièmes cercles permettant de préserver notre sécurité et optimiser des circuits courts limitant les pertes et gaspillages.
Dans un monde en décroissance où l’on devrait plus ou moins progressivement abandonner notre confort et les valeurs en lesquelles on a pu profondément croire (individualisme, consumérisme, carriérisme, mondialisme, dataïsme, transhumanisme, illimitisme…) il y aurait intérêt à s’entourer du soutien affectif nécessaire pour ne pas s’enfoncer psychologiquement.
Dans un monde en décroissance où un pouvoir central pourrait gérer avec des méthodes plus ou moins autocratiques les ravitaillements, les rationnements, les mouvements de population et le maintien de l’ordre, il y aurait intérêt à défendre la liberté démocratique qu’il nous resterait à la maille locale, échelle politique qui gagnerait mécaniquement et significativement en pertinence à mesure que les circuits d’échange se raccourcissent.
Durant l’ère préindustrielle, soit la quasi-totalité de notre Histoire (pour rappel, le système thermo-industriel est né il y a ~170 ans, la Grande Accélération mondiale ne date que de ~30 ans, on a donc très exactement zéro recul pour dire que « nous allons nous en sortir comme nous l’avons toujours fait »), la quasi-totalité des hommes vivait en communautés paysannes (la majorité des Français vivant encore ainsi jusqu’au milieu du 20e siècle). Comme l’indique Harari dans le brillantissime Sapiens, les patriarches décidaient de tout : qui doit se marier avec qui, qui doit combien à qui, qui travaille sur quoi, qui a le droit de se venger sur qui… Le problème était réglé. Les gens ont fui cette vie misérable et liberticide, préférant rejoindre le prolétariat des usines et des mines de charbon (c’est dire). L’Etat et le marché leur proposaient un deal nettement moins désavantageux.
Cette fois-ci, le but du jeu serait de jouir de notre liberté individuelle dans un cadre réellement démocratique. Ce ne serait pas rose tous les jours : même avec un groupe d’une vingtaine de personnes portées par des valeurs communes, expérimentées dans la vie en collectif, sincères, empathiques, et respectant à la lettre des processus démocratiques unanimement reconnus comme légitimes et réglés comme du papier à musique… c’est dur, et il apparaît tôt ou tard des dissensions et des rancœurs. Donc avec 100 personnes non-préparées et prises au hasard, ce serait les Anges de la Téléréalité (la nourriture servie sur un plateau dans une grande villa en moins… peut-être quand même quelques neurones en plus). La vie en collectif peut être étouffante, surtout quand on a été habitués à des existences atomisées seuls, ou en familles nucléaires grand max. Il y a d’autant plus matière à inquiétude dans la mesure où la transition institutionnelle vers des modèles de démocraties directes locales reste au point mort. Il y a pourtant urgence, au risque de basculer à terme vers un pouvoir central totalitaire et des violences civiles décentralisées.
La décroissance parfois romancée serait donc loin d’être une partie de plaisir. Il ne s’agit pas seulement de faire de la permaculture avec ses potes et devenir copain avec ses voisins. Il ne s’agit pas seulement de revoir ses besoins à la baisse et passer davantage de temps à contempler ou discuter. Il ne s’agit pas seulement de manger sain, faire de l’exercice et de la santé préventive. Il ne s’agit pas seulement d’introduire de la démocratie dans notre quotidien. Il ne s’agit pas seulement de garder la tête froide et rester soudés en nous appuyant sur des cultures locales fortes et sur la grande histoire de notre pays et de ses grands hommes (Kylian Mbappé devrait encore être en forme jusqu’en 2030 ; un dossier à surveiller de près dans tous les cas).
Mais si l’on fait ne serait-ce que la moitié de tout ça, les choses peuvent en effet plutôt bien se passer. C’est un défi à la fois dérangeant, intimidant et enthousiasmant. La sidération et le sentiment d’impuissance se répandent face aux tendances croissantes de destruction écologique apparemment hors de contrôle, et face à notre apparente incapacité à protéger l’environnement et gérer durablement les ressources. Mais il y a aussi toutes les bonnes raisons de se ragaillardir et rejoindre les mouvements en cours. Si vous vous interrogiez sur la « logique » de croissance infinie (ça devrait quand même être à peu près clair maintenant), vous pourriez vraisemblablement trouver du sens dans le paradigme de la résilience.
En conclusion, puisqu’il faut absolument rester ouvert dans un monde aussi complexe, d’autres scénarios sont évidemment possibles :
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Contrairement à ce qu’elle fait jusqu’à présent, la technologie nous sauve face à la finitude du monde (ex. CO2 Direct Air Capture, dessalement de l’eau de mer, hydrogène, énergie de fusion et autres idées revenant à la mode depuis que les énergies renouvelables révèlent malheureusement leur potentielle impasse… c’est très embêtant, j’y ai moi aussi cru dur comme fer) ; après tout l’innovation est, elle aussi, un phénomène non-linéaire. Pour vous préparer à ce scénario, vous pouvez rester tranquillement assis.
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Les travaux dont le GIEC fait la synthèse et les prédicateurs du pic pétrolier se trompent très lourdement. Pour vous préparer à ce scénario, vous pouvez rester tranquillement assis.
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Tout s’effondre sans que l’on ne puisse rien faire. Pour vous préparer à ce scénario, vous ne pouvez que rester tranquillement assis.
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Etc…