Vie quotidienne

La culture de l’abstinence créative comme clef de résilience

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Par Alexandre Sinanian

Par où démarrer lorsqu’il s’agit, en tant que psychologue, de traiter d’un sujet à la fois aussi complexe, sensible et important que l’écologie et la crise climatique ? Sujet pour lequel il est urgent de « penser pour agir ».

« Penser pour agir » est une expression du langage courant que je vais tâcher de discuter au fur et à mesure de mes articles rédigé sur ce blog. En effet, c’est bien aujourd’hui l’inhibition et l’inertie qui caractérisent l’attitude collective tant gouvernementale qu’individuelle face à l’enjeu vital contemporain de « changement », « d’adaptation », de « transition », de « résilience » ou encore de « survie » – selon les terminologies employées – au regard de la crise environnementale.

Cette entreprise essentielle et vitale : la nécessité de mobilisation collective, la levée de l’inertie et de l’inaction afin de faire « quelque chose pour la planète », « limiter la casse » etc. semble vertigineuse en elle-même.

Avant de me présenter, un des points qui me semble essentiel de souligner et qui sera la fil conducteur de mes discussions, et un brun contradictoire et décalé avec ce qui a été énoncé précédemment, est le suivant : dans un registre comportemental et psychologique, c’est une certaine forme d’action et d’« agir » qui nous est délétère, et une absence de « retenue » qui fait justement défaut.

Au sens où, notre [1] consommation gargantuesque et exponentiellement énergivore, obéit et répond à une logique psychologique où l’individu et le collectif seraient guidés aveuglément par leurs pulsions, leurs instincts et la recherche de sensation permanente, continue et « croissante » (sans mauvais jeu de mot) qui amènent à être davantage dans l’action immédiate que la pensée mesurée.

Nous aurions donc à laisser place à la « raison » : la « sobriété heureuse » (Rabhi) et la « mise au régime » (Jancovici)… et se mettre au régime c’est quoi ? C’est la « retenue », la « contenance », l’abstinence, le tout en préservant si possible la démocratie, sans tomber dans l’ancien régime : « ce ne sont quand même pas les vegans qui vont m’interdire de manger mon steak frites ! ».

En somme, on agit de trop sans raison à certains endroits (le court terme en l’occurrence) sans contenir notre besoin de stimulation et de sensations qui passe par tout ce qu’on peut consommer en excès : viande, shopping, café, internet, vacances, Netflix etc., et cela nous tue, au sens où nos « passions dévorantes » consomment et consument [2] tout sur leur passage (Cf. Liguori M.).

De l’autre, on agit insuffisamment dans une vision à long terme, qui viendrait répondre non pas à nos besoins immédiats, mais à des désirs issus du temps de nos projections, de notre capacité fantasmer à symboliser, la rêverie, appelée encore « day dreaming » comme disent les neuroscientifiques, temps essentiels à la résolution de processus complexes [3], à l’heure où les sociologues, philosophes et autres spécialistes des sciences humaines font l’éloge de la lenteur et de l’ennui fécond.

Si j’ai une première clef de résilience, ou plutôt une clef de voûte centrale à donner, elle serait la suivante : il est urgent de s’abstenir. Et, comble salutaire de tout cela, nous en serions semble-t-il plus heureux. En effet, le constat courant est que « c’est fun et ça fait du bien tous ces objets de consommation » mais « on n’est pas épanoui, et on ne trouve pas de sens à notre vie ».

Rien de nouveau sous le soleil, il s’agirait donc d’une occasion également de cultiver les plaisirs « simple » mais d’une riche complexité intérieure : les relations aux autres, le rapport à la nature et aux éléments, les arts etc. « Abstinence » ne viendrait donc pas uniquement dire « se priver » mais aussi « cultiver de nouvelles façons de vivre » qui, en de surcroît ont le potentiel de nous faire nous sentir plus connectés à nous-mêmes et en harmonie avec le monde qui nous entoure.

Pour prendre un exemple paradoxal parlant, il y n’y a jamais eu aujourd’hui autant de liberté sexuelle mais celle-ci semble avoir viré à une saturation de stimulations et d’injonctions au plaisir : il « faut » une sexualité épanouie et fréquente pour être heureux comme le prône le développement personnel et la psychologie positive par exemple, c’est nécessaire pour rendre compte d’un « bien vieillir » (notamment grâce au Viagra) ! En témoignent les sites de rencontre qui foisonnent, le poids économique de la pornographie (industrie de plusieurs milliards de dollars, et un impact carbone qui commence à peser). Pour autant, la fréquence des rapports sexuels dans la population française et notamment chez les jeunes baisse… Un comble, mais c’est ainsi : quand on en a trop avant même d’avoir envie, « on est gavé ».

Si l’on doit donc parler donc d’une certaine « inaction nécessaire » il s’agirait de celle-ci : celle visant « le moins pour mieux », « la qualité plutôt que la quantité ». On trouve pour cela assez facilement de nombreux témoignages, voir pages Instagram qui s’ouvrent tous les jours pour rendre compte de changements opérés dans les modes de vie.

Voici un extrait assez éloquent de commentaires Facebook de la page La collapso heureuse du 4 janvier 2020 :

  • Un membre :

  • Ma vie parfaitement calibrée dans les standards de la société m’empêche pour l’instant de tout claquer pour revenir dans la nature et réapprendre un nouveau métier, plus proche des choses réelles de notre monde. Je ne me sens pas capable de sauter le pas. Ma copine me quitterait. Mes amis ne comprendraient pas tous. Ma famille serait certainement plus conciliante, mais comprendrait-elle une telle prise de risque devant un effondrement aussi hypothétique qu’improbable (pour elles) ?

  • Réponse d’un autre membre :

  • J’étais réalisateur de pubs, il y a 4 ans j’ai testé le wwoofing, il y a deux ans on a acheté une propriété, et aujourd’hui je vis dans les bois, j’élève des cochons et loue des gîtes. Ce n’est pas difficile, il suffit de se lancer. Bien moins difficile que de se taper les embouteillages tous les jours ou de supporter la vie en entreprise. Quant à l’hypothèse de l’effondrement, ça n’a pas une grande importance, revenir vivre dans la nature, redevenir producteur, apprendre à construire et à créer permet de se réapproprier la vie, le temps, de réduire son impact et de vivre heureux, donc effondrement ou pas, faites le. C’est stressant, c’est pas toujours évident, mais c’est tellement bon. Essayez le wwoofing, allez voir des gens qui ont sauté le pas, et faites-le. Il faut se détacher des « rêves » de réussite induits par le capitalisme, ils n’ont aucun bénéfice pour les gens et ne servent qu’à les garder amorphes et inutiles. Tout le monde ou presque va vous dire que c’est dangereux. Encore aujourd’hui nos potes d’avant qui viennent nous voir nous disent qu’on a bien du courage. Quand je regarde leur vie je me dis que c’est eux qui ont du courage de supporter ça.

Je propose donc de nommer cette tendance « clef d’abstinence créative ». Créative car c’est à partir du vide qu’émerge la création. C’est bien quand on manque que l’on imagine ce que l’on aurait ou pourrait avoir. Quand la faim ou la soif commence à se faire sentir on peut rêver du prochain repas ou d’une boisson désaltérante. Quand l’être aimé est absent, il nous manque et l’on se rend compte de la place qu’il occupe en nous, etc.

Il s’agit d’un des processus essentiels au développement psychoaffectif de l’être humain, le manque comme facteur de séparation, d’autonomie et d’individuation, facteur de développement de l’imaginaire, du rêve du fantasme et de la créativité. Donner à l’autre avant même qu’il désire, à son insu, et de façon inadaptée par rapport à ce dont il a réellement besoin, le risque est qu’il se vive comme étouffé… nous avons là le schéma de la psychose et ses angoisses d’intrusion associées.

J’oserais donc dire que cette forme d’inaction – l’abstinence créative, est en ce sens nécessaire, et qu’en l’occurrence elle ne se trouve pas forcément à l’endroit où on la perçoit aujourd’hui. Elle est par ailleurs accessible à tout un chacun, certainement pas de façon évidente [4] ni sans nécessiter d’aide : par le soutien du « métacadre sociétal » – le politique, la loi, pourquoi pas le médical, le psychologique et l’éducatif, les modèles d’aide à la réduction des addictions – ces consommations compulsives, irrépressibles et aliénantes – l’aide aux régimes alimentaires, l’éducation thérapeutique, etc…

Le soutien à cette créativité qui connecte davantage à soi-même et à son environnement, et qui permettrait là, en ce sens « d’agir », « sauter le pas » du changement de paradigme de vie. Quoiqu’il en soit, comme on dit… « qui peut le plus peut le moins » ou encore nous pourrions dire « qui peut l’excès peut la sobriété »…

Peut-on d’ores et déjà parler d’un des principes d’une certaine forme de « transition éco-psychologique » ? Je ne sais pas, c’est possible.

Je vais tacher dans mes propos d’étudier et de rendre compte de façon plus développée du trajet psychophysiologique de ce qui nous pousse chacun à adopter certaines conduites délétères guidées par la passion davantage que par la raison. En suivant un certain point de vue « moral », non pas au sens culpabilisant du terme mais en rapport à l’éthique du vivant et de la biodiversité. On peut imaginer qu’il en faut terriblement par les temps qui courent. Tout comme je chercherais également à développer tout ce qui peut promouvoir les ressources et le déploiement des potentialités créatrices humaines.

Reprenons l’étude du premier problème celui de l’inaction et l’inertie de l’être humain à « voir », « constater » pour justement opérer un changement face à la catastrophe environnementale [5]. Que révèle-t-il de l’Homme et de la conjoncture dans laquelle l’espèce humaine se trouve ?

Elle a, je pense plusieurs niveaux et, à nouveau, je livre là une analyse spontanée, non étayée d’éventuelles références que je serais amené à associer à mon propos au fur et à mesure de mes explorations :

  • 1er niveau d’explication : l’inertie comme évitement du deuil d’un mode de vie.

  • Le refus (plus ou moins conscient) de prendre conscience de la nécessité d’en avoir moins : le faire serait déjà commencer à l’opérer, ce qui impliquerait un début de renoncement, passant par la traversée psychologique des vécus de perte et de « deuils » de certaines habitudes et modes de vie que nous connaissons bien sur : moins de viande, de vacances en avion, de voiture, de vêtements, de climatisation… etc.

  • 2e niveau d’explication : l’inertie comme résultant de l’angoisse potentiellement traumatique, sidérante face au risque d’effondrement de notre civilisation.

  • Il y a un caractère extrêmement angoissant à envisager l’effondrement d’un monde, donc il peut y avoir une tendance naturelle à chercher à éviter ce qui angoisse par des moyens divers : dénégation, déni, clivage, rationalisations, dramatisation/projection, décharge/agitation, anesthésie mentale. Mieux vaut « faire le mort » et attendre que ça passe… (Détail de ces différents mécanismes de défense psychologique contre l’angoisse dans un prochain article).

  • Renvoi à l’état de détresse fondamentale que chacun de nous porte sous forme d’angoisses primitives vécues très précocement dans la vie et plus ou moins bien dépassée – un noyau psychotique/autistique en chacun de nous (partie psychologique technique qui méritera également de se voir vulgariser dans un prochain article).

  • 3e niveau d’explication : la culpabilité à être pour quelque chose dans ce qui a lieu, le sentiment de faute à l’origine d’un affect pénible lui-même à éviter également et la honte à ne pas agir.

  • 4e niveau qui s’associe au précédent : le sentiment pénible d’impuissance face à ces différents points – « si je prends conscience de tout cela, à quoi bon je suis impuissant, je me sens passif à subir tout ce qu’il se passe. Autant ne pas y penser…»

Comme pour les phénomènes écologiques, il s’agirait ici d’une boucle d’action positive : plus il y a de l’angoisse et plus nous avons besoin de nous en protéger et de ne pas regarder l’objet de notre angoisse.

Voici un début de réflexion et un petit panorama rapide de mes observations qui ne se veulent surement pas exhaustives mais davantage liées à mon expérience et reflet de mon champ de vision.

Pour me présenter enfin, et terminer par ce qui aurait dû être le commencement : c’est donc à l’aide d’outils issues de mon paradigme, celui de la psychologie et plus particulièrement le prisme de la psychologie clinique psychanalytique [6] que je vais tenter de faire avancer la compréhension des logiques psychologiques impliquées tant dans les phénomènes de résistance au changement que les possibles leviers qu’il s’agira de mettre en lumière et de favoriser du mieux possible.

La psychologie, il faut le dire est jusque là – et j’en suis gêné – bien silencieuse face aux enjeux environnementaux. Pour me présenter brièvement, je suis un clinicien qui exerce depuis une 15e d’années. J’ai en plus de mon Master mené un travail de thèse doctorale portant sur les addictions et les traumatismes (travail qui va probablement m’aider sous certains aspects à comprendre ce qui nous angoisse tant pour devoir l’éviter tout comme ce qu’il nous est difficile d’abandonner alors qu’aliénant) et, en plus d’une activité de thérapeute en cabinet, dirige aujourd’hui un centre de formation et de conseil aux institutions sanitaires et sociales et aux entreprises : gestion de crise, accompagnement au changement, prévention des risques psychosociaux etc…. J’enseigne ponctuellement à l’université mais ne suis pas universitaire, ni maître de conférence ou professeur des universités. J’ai publié quelques articles dans des revues scientifiques à comité de lecture et participé à des ouvrages collectifs ; je suis « reconnu » dans un cercle restreint sur les questions qui touchent aux traumatismes et addictions tout comme à l’intervention au sein des institutions ; tout cela pour dire que je ne jouis pas d’une visibilité et d’un auditoire particulier, ne suis pas une « référence » particulière dans la communauté psychologique scientifique qui aurait publié de nombreux ouvrages, ni ne consacre un temps conséquent à l’écriture.

Néanmoins, si je prends la plume sur invitation de Cyrus Farhangi, c’est justement car j’éprouve le besoin d’explorer et de comprendre quelque chose des enjeux de la crise climatique sur un plan comportemental et que j’espère apporter ma contribution à quelque niveau que se soit à la prise de conscience, à la levée de l’inertie et au déploiement des potentialités humaines, tout cela par la culture de l’abstinence créative.

Comme je le disais ma discipline est hélas silencieuse à ce propos. C’est bien dommage, car si la psychologie a des choses à dire dans ce qui apparaît comme 2 grandes dimensions psychologiques humaines interdépendantes en ce qui concerne le climat, c’est d’une part :

  • Sur la compréhension des soubassements structurels et conjoncturels des conduites humaines destructives et mortifères sur la planète Terre-mère.

  • Et d’autre part sur les effets de la prise de conscience d’un risque d’effondrement sur l’individu et le collectif.

Comme je le disais, on ne peut traiter l’un sans l’autre, nous avons plutôt intérêt à comprendre les effets d’action et de rétroaction de ces deux niveaux qu’on étudie toujours en interaction :

  • Les mouvements internes : Les pulsions, Les gratifications immédiates, La Recherche de sensation, La compulsion etc.

  • Les mouvements externes, les effets de la prise de conscience que son environnement s’altère dramatiquement, sur le sujet.

Comme vous le verrez, effectivement je cherche à la fois à comprendre ce qui se passe de façon scientifique. A partir de mes outils méthodologiques relatifs à l’étude des comportements humains et la subjectivité, ce qui passe par ma propre compréhension de ce qui « agit » en moi et malgré moi, avec l’idée de rendre cette compréhension utile à la prise de conscience, à la levée de l’inertie, à la valorisation des actions individuelles, qui passe, comme pour les traumatismes psychologiques, par un processus qui permet de passer d’une position de passivité écrasante, à celle du sentiment d’être acteur du courant de sa vie et de sa propre existence.

[1] Je parle évidemment des populations responsables de la majeure partie des émissions de gaz à effet de serre.

[2] Littéralement, après la Sibérie, l’Amazonie et l’Australie qui brûle et au moment où j’écris ces lignes.

[3] Ces temps sont de plus en plus réduits et absents de notre quotidien du fait notamment du développement des outils numériques, alors qu’ils s’agit de moments essentiels au cerveau pour assimiler, intégrer et réaliser des raisonnements et opérations complexes… mais il faut bien, et déjà bien avant l’omniprésence des téléphones portables « rendre le cerveau disponible à la publicité » (comme le disait l’ancien directeur de TF1).

[4] J’écris en ce moment même à une terrasse d’un coffee shop australien dans la commune de victoria épargnée par les feux, en consommant un de leur excellent café tel que savent le faire de façon inégalée les australiens, et en soi je devrais arrêter de consommer du café dont on connais la part incroyable de pollution de part les traitements chimiques de cette production intensive et le cout des transports qu’elle occasionne. Comble de la chose, je connais d’autant mieux le sujet que je mène depuis plus de 1 ans des études sur les conduites d’addictions et de dépendance à la caféine (Cf. Bibliographie).

[5] Comme je commençais à le dire, écrivant ces lignes au milieu de la tempête de flammes australienne, je m’autorise à parler déjà de « catastrophe ».

[6] Branche des sciences humaines, proche de la sociologie, de l’anthropologie… et non pas comme on le située parfois à tord si proche de la médecine, le vocable « clinique » – signifiant étymologiquement « au lit du malade » pouvant porter à confusion tout comme son intérêt pour la santé mentale et la psychopathologie. La psychologie clinique à pour objet d’étude les fonctionnement normal et pathologique. Mon orientation psychanalytique, m’amène à porter à avoir comme objet de recherche l’inconscient et les processus qui sous-tendent les mouvements inconscients et qui vont guider malgré nous des conduites parfois compulsives, amorales, dissonantes, incohérente, etc. Prisme qui me paraît essentiel à appliquer à l’étude des logiques psychologiques face au réchauffement climatique.

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