Par Yves Bréchet et Cyrus Farhangi
Yves Bréchet, fut de 2012 à 2018 Haut-Commissaire à l’énergie atomique, et de par cette fonction, il était en principe conseil scientifique auprès du gouvernement sur la transition énergétique. Il quitta son poste en 2018 et partage maintenant son temps entre l’industrie, le monde universitaire et l’académie des sciences. C’est à titre personnel qu’il s’exprime ici.
Cyrus Farhangi est consultant et blogueur sur les risques systémiques et la Transition vers la Résilience. Quand Cyrus est à Pourgues l’été, Yves enseigne à l’Université au Canada et en Australie.
Les deux hommes sont heureux de se rencontrer après des échanges sur LinkedIn. Cyrus déploie son énergie pour essayer d’inspirer ses concitoyens au sujet des leviers de résilience à leur disposition. Yves l’encourage dans ce travail d’information, dans le sillage de l’effort de J.M.Jancovici depuis une décennie au moins. Il a pris au sérieux l’article de Cyrus sur les « effets ciseaux qui nous guettent ». Ils ne sont pas nécessairement d’accord sur tout, mais partagent le sentiment d’urgence a comprendre, et à agir.
La lucidité force à faire le constat que la politique énergétique du gouvernement français dans les dix dernières années, est stable dans son manque d’analyse scientifique des problèmes, et invariante dans son obsession de la communication. Il est urgent d’en comprendre la raison, et de donner les conditions pour qu’enfin on prenne le taureau par les cornes.
1) Les gouvernements successifs manquent de culture scientifique et technique : malgré les COP successives, le Grenelle de l’Environnement, et une succession de lois sur la transition énergétique, aucune trajectoire visionnaire, viable et techniquement réalisable ne s’est jamais dégagée. Les choix politiques reposent peu sur des évaluations (même simples) de l’impact CO2 des mesures adoptées.
2) Les choix politiques sont surtout fondés sur la satisfaction d’intérêts corporatistes parfois contradictoires. Au cours des démarches de prise de décision et d’allocation des ressources de l’Etat, les recommandations technico-économiques des scientifiques et des ingénieurs ne sont pas écoutées. Cela mène à des erreurs de choix technologiques et des erreurs de priorisation des problématiques. Par exemple les Programmations Pluriannuelles de l’Energie n’accordent que quelques lignes au pétrole et au gaz qui sont pourtant, surtout dans le cas de la France, d’immenses enjeux socio-économiques, sécuritaires, et géostratégiques. Concernant les choix technologiques, le photovoltaïque, l’éolien, ou encore le Bâtiment à Energie Positive (technologies à la plus-value énergétique et au potentiel technique de déploiement discutables) furent préférés aux réseaux de chaleur, au solaire thermique, et à l’isolation du bâtiment. Sur ce dernier point, depuis 10 ans la France isole son parc bâti à un rythme 5-6 fois inférieur à celui qu’elle devrait adopter. Une décennie a ainsi été perdue dans ce combat pourtant stratégique (avec un timing qui chaque année se resserre pour la transition énergétique et la résilience). Avec un accès aux énergies fossiles qui pourrait continuer à se réduire, le risque de précarité énergétique pour nos concitoyens s’accroit, à commencer par les 20% les plus pauvres qui l’hiver doivent déjà aujourd’hui choisir entre se nourrir et se chauffer. Dans cette optique, un sursaut national est nécessaire. Il parait hautement souhaitable que les décideurs politiques, médiatiques et économiques comprennent enfin que l’économie est couplée avec la matière et l’énergie, qui risquent de devenir de plus en plus disputées sur Terre, et de moins en moins disponibles pour une France fortement dépendante aux importations.
3) Constatant de l’intérieur la faiblesse de la réflexion politique depuis une décennie sur les questions énergétiques et climatiques, on a cru pouvoir reprendre espoir suite à l’élection d’Emmanuel Macron. La volonté affichée de faire correctement les analyses techniques, le credo comme quoi l’expertise est nécessaire au politique, allaient dans le bon sens. Mais très rapidement il est apparu que les bonnes intentions affichées se dissolvaient devant une recherche des effets d’annonce, le culte du vedettariat, et une soumission totale aux exigences de la communication politique. L’analyse des questions énergétiques est soit absente soit non assumée, tant par l’exécutif que par les députés de la majorité parlementaire. Ceux qui devaient porter le « nouveau monde » ont abdiqué toute liberté de parole dès leur élection et l’analyse des questions énergétiques est en déshérence, conduisant à une politique qui n’est pas plus éclairée pour les ENR que pour le Nucléaire. La lutte contre le réchauffement climatique est une incantation, une injonction creuse à « sauver la planète », sans analyse solide pour la justifier et la mettre en œuvre.
4) En matière environnementale, les choix politiques des dernières années sont limités à une vision des aspirations des 10-15% les plus riches (quel besoin de subventionner avec les deniers publics les panneaux solaires sur le toit des maisons de campagne des cadres supérieurs…) : cela mène à des décisions dont l’impact est au mieux négligeable, voire contre-productif. Exemples :
- La crise des Gilets Jaunes est survenue car le gouvernement na pas mesuré le fait que cette taxe sur le carburant plongeait des millions de Français encore davantage dans la difficulté. Il a en effet semblé échapper aux décideurs et aux statisticiens que nous vivions dans un pays à la précarité croissante, bouclant de plus en plus difficilement les fins de mois, et dont 70-80% des habitants restent totalement dépendants de la voiture pour exister. Les aides aux véhicules électriques, répondant bien aux attentes des classes supérieures, étaient inadaptées pour les Gilets Jaunes, donnant de surcroit la perception selon laquelle les plus démunis doivent faire des efforts de décroissance énergétique, tandis que les plus aisés continuent d’augmenter leur consommation.
- L’absurdité sociale ne date pas d’aujourd’hui. La Loi Brottes prévoyait initialement (avant d’être révisée) de taxer les ménages habitant des passoires énergétiques, y compris les plus pauvres. Pour qu’un ménage déjà en précarité énergétique puisse absorber un tel choc, il risque d’en imiter d’autres ne pouvant déjà plus se chauffer normalement, et qui brulent des bidons de kérosène (ce qui semble peu souhaitable, que ce soit d’un point de vue CO2 ou sanitaire). Pour avoir ce genre d’élément en tête, il est cependant nécessaire de parler aux gens. Et ceux qui ont concocté cette loi passent probablement plus de temps au Trocadéro qu’à Malakoff, pourtant pas si loin.
- Les réductions d’impôt sur le revenu en soutien aux travaux d’économie d’énergie ne s’adressent qu’à la minorité de ménages payant un impôt sur le revenu significatif (et qui en tout état de cause n’ont globalement guère affiché un intérêt débordant pour la sobriété et la performance énergétique)
5) La France est loin d’être seule en matière de choix politiques hasardeux ou incohérents. Ce constat est également appuyé par le retour d’expérience de Jean-Marc Jancovici : nulle part les gouvernements ne s’encombrent de simples règles de 3. Le seul endroit ou un véritable spécialiste était proche des cercles du pouvoir, le Royaume-Uni, avec David McKay comme conseiller Energie de Tony Blair puis de Gordon Brown, est aussi un des rares qui ait une politique énergétique sensée. La stratégie tout-renouvelable tout-électrique de l’Allemagne est un exemple d’erreur stratégique lourde de conséquences, faute d’avoir correctement anticipé toutes les implications techniques et financières de choix pourtant très engageants. Désormais embarquée dans une trajectoire reposant de plus en plus sur des sources d’électricité intermittentes et diffuses, l’Allemagne se voit contrainte d’ouvrir des centrales au charbon et se rendre totalement dépendant de la Russie pour le gaz …Pour aller jusqu’au bout de sa « transition », elle envisage de miser sur l’hydrogène pour le stockage d’électricité. Technologie qui, malgré sa bonne image, présente un potentiel technique (ex. rendements très faibles de l’électrolyse à froid, fatigue thermique de l’électrolyse à chaud, difficultés de transport dans des canalisations d’un réseau vieillissant…) et écologique douteux. Ailleurs, l’Etat Stratège au Japon a pour projet d’importer de l’hydrogène produit à partir du charbon australien. Le fait que cet hydrogène soit « du charbon en smoking » n’interpelle pas plus que cela Tokyo, c’est après tout le problème de l’Australie. Sachant qu’une tonne de CO2, qu’elle soit émise depuis le Japon ou depuis l’Australie, dérègle tout autant le climat du Japon.
6) Les règles européennes empêchent de favoriser les circuits courts, et ainsi de réduire la consommation de pétrole du transport de marchandises. En ordre de grandeur, le transport de marchandises consomme autant d’énergie que celui de passagers. Malgré les masses en jeu, et malgré la dépendance pétrolière totale de notre système d’approvisionnement, le sujet attire peu l’attention. Si la contraction énergétique de la France devait se poursuivre (sachant que l’énergie facilement accessible pourrait bien être derrière nous, dans un contexte où 8 milliards d’habitants, bientôt 10 milliards, voudront en consommer de plus en plus), toute notre logistique de production et de transport est vouée à radicalement se transformer. Avant de se réjouir d’une transition « Petite Maison dans la Prairie », il convient de considérer qu’il pourrait être hasardeux de juger que le marché et les prix feraient pour nous le travail de correction et d’adaptation. Le principal levier de résilience à activer serait le raccourcissement des distances de fret. Cependant, outre l’absence totale de réflexion stratégique sur la manière de rendre plus compétitifs et attractifs les produits locaux, outre l’absence de réflexion sur la logistique du transport de marchandise en milieu urbain (masquée par l’obsession du transport de personne) les droits de douane et les « règles européennes de libre concurrence » réduisent encore davantage nos marges de manœuvre. Que les règlementations poussent les cantines scolaires à utiliser des « produits bio » plutôt qu’à favoriser les circuits courts en dit long sur la rationalité ambiante…
7) A la décharge des gouvernements successifs, les verrous économiques ne rendent pas la tâche facile. Par exemple, les travaux d’isolation promettent un amortissement par les économies d’énergie au bout de ~20 ans. Plus généralement, il n’apparait pas si évident, même avec toute la bonne volonté politique du monde, de paramétrer une fiscalité du CO2 qui inciterait les citoyens à s’engager dans la transition énergétique sans provoquer de contestation massive ou de crise sociale, et qui inciterait les entreprises à tirer profit de l’économie décarbonée. Ainsi, malheureusement, l’isolation du bâtiment, la taxation des SUV (qui permet à l’industrie automobile de surnager, dans une économie qui peut difficilement se permettre sa chute), les circuits courts, et plus généralement la sobriété énergétique et alimentaire… ne sont des opérations ni naturellement profitables, ni toujours socialement désirées, ni politiquement incitées.
8) Toujours à la décharge des gouvernements, le progrès technique promis et espéré pour résoudre l’équation Economie-Energie-Climat n’est pas encore au rendez-vous. On ne commande pas le progrès à marches forcées, et il est encadré par les lois de la nature. On ne vote pas une loi de remplacement de la loi de Carnot ou de la loi de Kirchhoff ! Une stratégie de résilience misant uniquement sur la technologie apparait aujourd’hui insuffisamment diversifiée, loin de garantir le succès, et surtout trop distante dans le temps. Au regard du timing imparti (division par 2 des émissions de CO2 en 10 ans, neutralité carbone en 30 ans), nous sommes aujourd’hui contraints de miser sur les technologies de décarbonation immédiatement disponibles pour un passage à l’échelle rapide, l’inertie du système énergétique rendant l’affaire d’autant plus compliquée. Concernant les technologies au stade de prototype, il est nécessaire de bien faire la distinction entre un démonstrateur VS la faisabilité technique et financière d’un passage à l’échelle. Dans le cas par exemple de la capture du CO2, il faut être conscient qu’il s’agit de mobiliser toute une nouvelle industrie consistant à reproduire l’inverse de celle des hydrocarbures, avec ce que cela implique en termes de consommation d’énergie et de matériaux. Bref pour agir maintenant il faut déployer les technologies disponibles maintenant, et cesser de rêver à voix haute.
9) L’inertie du système climatique rend déterminants les choix des prochaines années, sans droit à l’erreur. Le dérèglement climatique des prochaines décennies est « déjà dans les tuyaux », avec un objectif de 2 degrés dorénavant très compromis. Il faut avoir à l’esprit qu’il n’est aucunement garanti d’un point de vue scientifique qu’autour de 2050, quand le seuil des 2 degrés serait atteint, on puisse encore s’arrêter sur la pente glissante du changement climatique et dire « pouce ! ».
10) Il est urgent de prendre le taureau par les cornes. Il faut cesser de se payer de mots. Il s’agit à la fois de lucidité, de courage politique et d’une question de méthode.
- Chaque décision de l’état devrait être sérieusement mesurée à l’aune de son efficacité pour la décarbonation de l’économie, et à la mesure de la capacité industrielle à la mettre en œuvre. Dans un état comme la France où les finances publiques ne sont pas exactement florissantes, il faut faire le meilleur usage possible des deniers publics. Entre deux solutions techniquement possibles pour décarboner l’économie, il faut choisir celle qui est économiquement et industriellement la plus pertinente, celle qui garantit la souveraineté du pays.
- Il faut sérieusement analyser le retour d’expérience de la décennie écoulée, en France et chez nos voisins, et évaluer le CO2 économisé au regard des décisions mises en œuvre, et de leur coût. Et il faut en tirer les leçons.
- Il faut cesser de rêver de mix énergétique pour un pays de retraités, de bobos et de touristes, mais s’interroger sur les besoins réels de la population et de l’industrie.
- Il faut comprendre que l’industrie peut et doit être un acteur majeur dans la décarbonation de l’économie, que ce soit dans le transport, dans le bâtiment, ou dans la production d’énergie. On ne fera pas la transition énergétique contre l’industrie, mais avec. On peut faire des bâtiments mieux isolés, des constructions plus légères, des véhicules plus légers avec des moteurs plus efficaces. On peut diminuer le contenu énergétique des produits industriels, augmenter leur durabilité, réutiliser les composants ou les matières.
- Il faut encourager les solutions concrètes, correspondant à une ingénierie éprouvée, plutôt que de rêver sans cesse de nouvelles taxes et de nouveaux règlements inadaptés dont la seule fonction est d’émailler les discours. Il faut analyser sérieusement les limitations en termes de matières, en termes d’espace disponible, et cesser de promettre la lune.
Si nous pensons réellement que le réchauffement climatique est un problème grave, il faut le traiter sérieusement, et cesser de le considérer comme un argument de vente électorale. Les initiatives de l’Etat doivent être analysées de façon rigoureuse et systémique au regard de leur impact sur les émissions des gaz a effet de serre. Les industries doivent être incitées à réduire leur empreinte carbone, ce que les ingénieurs peuvent faire. Les solutions disponibles aujourd’hui doivent être déployées à la mesure de leur pertinence vis-à-vis de l’objectif fixé. Et surtout il est urgent de sortir de la bavardocratie électoraliste qui infeste ces questions depuis au moins une dizaine d’années.
Vers la résilience ?
Il n’est pas évident que nous puissions encore lutter contre le changement climatique et il n’est pas clair, à force de procrastination, que l’adaptation ne soit pas maintenant la seule solution réaliste. L’ONU a récemment affirmé que l’objectif de 2 degrés était dorénavant hors d’atteinte ; nous nous acheminons possiblement vers un réchauffement de l’ordre de 3 ou 4 degrés au cours des 40 à 80 ans à venir. Les effets sont non-linéaires ; à titre d’exemple, la différence de température moyenne entre l’ère glaciaire et aujourd’hui était de l’ordre de 4 degrés (à l’époque, plusieurs kilomètres de glace recouvraient l’Amérique et l’Europe du Nord. La France ressemblait au nord sibérien actuel).
Si tel est le cas, cela nous présage un futur douloureux. Les capacités d’adaptation des pays pauvres sont loin de celles des pays développés, et la pression démographique y est d’une toute autre ampleur. Les conséquences géopolitiques d’une évolution climatique non maitrisée sont incalculables. Les conséquences sociales dans nos pays ne sont guère plus rassurantes. Une organisation sociale en démocraties locales et en communautés de plus en plus autonomes pourrait en principe permettre d’atténuer le dérèglement climatique, ou a minima de bâtir de la résilience. Est-ce vraiment souhaitable ?
Cela se heurte à l’heure actuelle à des résistances culturelles et économiques profondes. En l’état, nous vivons dans une structure sociale qui n’adhère pas à cette vision, et dans une structure économique qui ne peut pas se permettre de faire de victimes (chômage, faillites d’entreprises…). Une révolution des consciences vers moins d’individualisme, et davantage de prise en main de leur destin par les citoyens à échelle locale, représente certes un chantier énorme et contraire à nos habitudes, qui gagnerait à être envisagé, mais qui ne se décrète pas.
Les suites de la réflexion devraient consister à prendre davantage le temps de réaliser un bilan et une hiérarchisation des solutions souhaitables, en s’appuyant sur des analyses quantitatives et une évaluation de la faisabilité technique, de l’acceptabilité sociale, de l’efficacité et des impacts systémiques. Certaines bonnes solutions peuvent paraitre insignifiantes ou politiquement incorrectes, tandis que de fausses bonnes idées peuvent finalement n’être que symboliques, voire contre-productives. A suivre…