Matthieu Perraudin fut ingénieur recherche à l’IRD, ingénieur recherche à l’INRA, chargé de mission à la Chambre Agriculture du Jura, et conseiller agricole à la Chambre Agriculture de l’Eure. Dans ce dernier poste, occupé de 2013 à 2019, il a notamment animé des collectifs d’agriculteurs sur les questions d’agriculture « raisonnée » et d’agriculture de conservation des sols. Il a apporté sa spécialisation sur la protection intégrée et sur le fonctionnement du sol (outils de diagnostics, profils de sol, interprétation d’analyses des matières organiques du sol). Il a apporté son conseil dans des bassins d’alimentations (réduction des phytosanitaires, limitation des transferts de nitrate vers la nappe), et mis en place des outils pour limiter les pollutions tout en maintenant la productivité des exploitations et la marge.
Matthieu a répondu à l’appel à témoignages suivant de Cyrus Farhangi sur LinkedIn :
« Je recherche une personne souhaitant témoigner sur les pistes de transformation de l’agriculture conventionnelle. C’est bien de se demander comment les modèles agroécologiques peuvent représenter une part significative demain, mais ça parait au moins tout aussi pertinent de se demander comment pourrait évoluer le système qui fournit l’essentiel de ce qu’on mange en France. Des tendances inquiétantes pour notre pays (n’hésitez pas à rectifier ou nuancer) :
1) Les indicateurs sont complexes à produire sur séries longues (je n’entre pas dans les détails du pourquoi) mais globalement il semblerait que la consommation de produits phytosanitaires et d’engrais de synthèse augmente plus vite que celle des rendements agricoles. Cela devrait interpeller.
2) Avec la chute de la biodiversité, l’artificialisation des zones humides (près d’une moitié perdue en un demi-siècle) et la perte de matière organique des sols, nous perdons des actifs écologiques significatifs qui feraient « tampon » face au dérèglement climatique et l’après-pétrole (les machines agricoles et les intrants étant dépendants du pétrole).
Quelles marges de manœuvre avons-nous pour gagner en résilience agricole ? »
A l’appui de son propos, Cyrus a transmis ce lien.
La réponse de Matthieu est la suivante (merci Matthieu pour ton effort, et pour la bienveillance et l’ouverture d’esprit de ton article)
Je me prête à l’exercice mais je précise que je ne me base que sur ma petite expérience de conseiller principalement en grandes cultures (et tout ce que je lis par ailleurs) et que je ne me considère pas comme un expert (désolé Cyrus). C’est mon opinion personnelle que je donne et qui n’engage que moi.
Tout d’abord, il convient de soulever quelques limites à l’indicateur du NODU (Nombre de Doses Unités) sortis dernièrement sur la consommation de produits phytosanitaires (cf. Annexe de cet article). Chaque indicateur a ses biais. Il faut juste en être bien conscient surtout quand on analyse des chiffres comme ceux qui ont été sortis.
Par contre, je reste convaincu que, limites du NODU mises à part, tous les efforts n’ont pas été mis en place pour la réduction des phytos et qu’on aurait pu espérer de meilleurs résultats au plan Ecophyto. Donc je vais essayer de donner quelques éléments sur l’agriculture « actuelle » pour expliquer ces échecs.
Je partage en partie les éléments soulignés par Cyrus sur les problèmes liés à l’agriculture (artificialisation, perte de Matière Organique (MO), stagnation des rendements, utilisation des produits phytosanitaires…). Il est intéressant d’essayer de comprendre pourquoi on en est arrivé là.
Si vous avez l’occasion, discutez avec des agriculteurs pour voir comment la PAC a influencé la transformation des campagnes. On a demandé aux agriculteurs de produire toujours plus. Pour cela, on les a entourés de techniciens (j’en fais partie) et on leur a enlevé une grande part de leur autonomie.
Derrière, on leur amène un discours de peur : « il faut nourrir le monde », « il y a des ravageurs, de la maladie, des mauvaises herbes à traiter » … Il faut considérer que, globalement, il n’y a que les agriculteurs (et les consommateurs) qui ont intérêt à voir diminuer les produits phytosanitaires. Les instituts sont souvent financés par le tonnage total produit en France. Donc même si les derniers quintaux sont chers à produire pour l’agriculteur, les instituts ont intérêt à les faire produire. Je ne parle même pas des vendeurs de phytos qui font souvent aussi le conseil ou envoient des SMS régulièrement pour mettre la pression.
Les agriculteurs sont soumis à une énorme pression du système. Le traitement est une assurance pour limiter les risques sur une récolte. Il est parfois plus simple de faire une application et de bien dormir que de passer parfois jusqu’à 8 mois à se demander si l’impasse était justifiée et si on a pas pris trop de risque (il y a des processus psychologiques passionnants à explorer sur la prise de décision). Et donc il n’est pas si facile de limiter l’usage des produits.
Il y a aussi une part liée à l’enseignement évidemment (même si les choses évoluent dans les lycées agricoles), une part sociale (compétition pour la terre, beaucoup d’importance du regard extérieur dans les campagnes : on compare la « propreté des champs »).
Enfin la PAC a aussi une responsabilité importante par ces modes de financement ou certaines réformes (ex. labour des prairies suite à la prime céréales concomitant avec la crise de la viande et les quotas dans les années 90, qui a entraîné une perte de Matière Organique importante).
Le développement d’outils de travail du sol de plus en plus puissants a aussi contribué à abîmer le sol et à perdre en résilience dans les systèmes (mauvaise infiltration de l’eau, problématiques désherbages, mauvaises nutritions des plantes qui les rend plus fragiles…). Personnellement je ne parle pas de « sols morts », mais le fait est qu’on a perdu globalement de la Matière Organique, donc diminuer tous les services rendus par le sol et par conséquent, perdu en résilience.
Tous ces éléments de contexte sont lourds à faire bouger. L’agriculteur est au milieu de ce système et les évolutions sont difficiles à prendre quand tout le monde dit qu’on va échouer si on sort du modèle traditionnel.
L’agribashing actuel est totalement contre-productif puisqu’il a tendance à refermer encore plus les agriculteurs sur leur petit monde alors que c’est par l’ouverture et la discussion entre consommateurs et agriculteurs qu’on fera évoluer les pratiques.
Donc pour en arriver à la question de base : que faire pour gagner en résilience ?
Techniquement, les systèmes qui me semblent les plus résilients sont les systèmes en agriculture de conservation qui permettent une augmentation de la Matière Organique et des services écologiques dans les champs. Il y a des pistes de recherches passionnantes sur le fonctionnement des sols et des plantes. En élevage, il y a des systèmes tout herbe qui sont rentables économiquement et fonctionnent très bien contrairement à ce qu’on continue d’entendre.
- Favoriser la discussion dans les campagnes avec des groupes de travail en fonction des systèmes mis en place mais aussi permettant une ouverture. Il faut arrêter de mettre les agricultures dans des cases (conventionnelle, biologique, intégrée, de conservation…) et de cliver les agriculteurs.
- Les agriculteurs doivent gagner en autonomie. Il existe des organismes de conseils, associations (le CDA par exemple) ou autres, qui se développent, qui ont une vision davantage basée sur l’accompagnement que sur la préconisation afin de responsabiliser l’agriculteur et le laisser prendre les décisions. Séparer la vente du conseil me semblait une bonne idée, j’ai l’impression qu’elle est en train de faire pschiiit.
- Revoir l’organisation des campagnes : favoriser l’installation des nouveaux agriculteurs, développer des réseaux d’aides pour le matériel (CUMA) mais aussi d’échanges pour progresser entre agriculteurs. Revoir le fonctionnement des SAFERs, réfléchir au coût des terres agricoles pour qu’il y ait moins de pression au moment du rachat ou de l’installation. Et malheureusement, sur ce point il y a urgence puisque les « petites exploitations » que j’accompagnais, les agriculteurs seront partis à la retraite dans 10 ans et si rien n’est fait, ça sera racheté en agrandissement et ce sera très difficile de revoir les systèmes alors. A l’échelle française, un agriculteur sur trois partira à la retraite d’ici 3 ans, et il est difficile de trouver la relève.
- Améliorer les conditions de travail pour faire revenir du monde dans les campagnes : favoriser l’embauche dans les fermes ou les projets multiples (céréales, élevages, maraichage…). Il y a plein de modèles passionnants qui se développent. Garder en tête que dans un pays avec 18% de chômeurs, un secteur industriel en crise, c’est l’agriculture qui a le plus de leviers de développement… Mais il faut repenser le système.
- Améliorer le taux de Matière Organique des sols en privilégiant l’agroécologie. Cela passe par de la formation, montrer que ces systèmes sont viables et techniquement opérationnels. Mais aussi une recherche pour mieux comprendre les processus biologiques et une formation technique des agriculteurs car ces systèmes sont beaucoup plus exigeants qu’un système labour traditionnel.
- Valoriser les produits de qualité en créant des labels pour favoriser des agriculteurs produisant en réduisant les intrants. Travailler avec les firmes agro-alimentaires pour valoriser ces pratiques (voir les travaux de Pour une Agriculture du Vivant).
- Évidemment revoir la consommation des produits car le consommateur ne peut pas vouloir une nourriture en grande quantité parfaite en apparence sans traitement, sans impact sur la nature et pas chère.
- Limiter le gaspillage qui reste énorme (avant achat, après achat…). Réfléchir à la réutilisation des déchets alimentaires (des entreprises le font déjà avec de beaux projets).
- Favoriser les projets locaux avec des filières locales d’approvisionnement pour renouer le contact avec les paysans, limiter les transferts d’aliments très coûteux en terme environnemental.
- Se mobiliser pour la nouvelle PAC : elle aura un rôle essentiel sur l’évolution des campagnes dans les années à venir, il faut donc garder un œil sur les décisions prises pour être sures qu’elles vont dans le bon sens.
Ce sont des sujets passionnants mais extrêmement complexes tant les interactions sont importantes…
L’agriculture restera toujours plurielle avec des exploitations de différentes tailles, des systèmes plus intensifs pour fournir de la nourriture en quantité et des systèmes extensifs plus vertueux d’un point de vue social et environnemental. Il faut juste rester vigilant pour voir vers quel système on fait davantage pencher le curseur.
Mais je reste convaincu que l’agriculture reste un des piliers majeurs dans le cadre des réflexions pour la lutte contre le réchauffement climatique et qu’elle a, en France, un rôle primordial à jouer sur le modèle sociétal qu’on veut mettre en place.
ANNEXE sur les biais du NODU
Il y a plusieurs biais avec cette modalité de calcul :
1) Le NODU (NOmbre de Doses Unités) est calculé sur les ventes. Il y a eu des constitutions de stock. Avec l’augmentation de la RPD (Redevance pour Pollution Diffuse), les fournisseurs ont mis une grosse pression aux agriculteurs pour acheter les produits fin 2018 ce qui peut entraîner une augmentation du NODU
2) Cet indicateur, sauf erreur de ma part, ne prend pas en compte la quantité de matière active apportée. Vous pouvez avoir des produits appliqués en gramme par hectare et d’autres en kilogramme. Forcément, si vous passez de l’un à l’autre, le NODU derrière augmente fortement. Donc on peut avoir des substitutions de produits entraînant des augmentations de NODU importantes. 3 exemples :
- On a limité l’utilisation d’un désherbant appelé Carat en prévision de son interdiction en décembre 2019. Ce produit était appliqué à 0,6L/ha et composé de 2 molécules (Flurtamone 250 g/L et DFF 100 g/L). Donc pour un ha, son NODU était de 0,6 * 250 + 0,6 * 100 = 210 g/ha. Il a souvent été remplacé par du chlortoluron appliqué à 3,6L et avec une concentration en molécule de 500g. Ça fait un NODU de 1800 g/ha… Pour une même utilisation, on multiplie le NODU par 9.
- On a développé l’utilisation (en bio mais aussi en conventionnel) de produits phytos souvent très grammés (cuivre et soufre en tête). En essayant d’utiliser des produits « naturels » (et en augmentant les surfaces en bio), on augmente le NODU.
- 2018 a vu la suppression des insecticides néonicotinoïdes souvent utilisés en traitement de semence. Ces applications en traitement de semence n’étaient pas prises en compte dans le NODU. Elles ont pu être remplacées par 2 à 3 applications d’insecticides (eux pris en compte dans le NODU)
Le NODU prend en compte chaque matière active contenue dans un produit (voir exemple précédent avec le Carat). J’ai l’impression que, du fait de la difficulté de la recherche sur les phytosanitaires vu le contexte, les firmes ont du mal à trouver de nouvelles molécules. Par contre, elles continuent de sortir de « nouveaux produits » qui associent plusieurs vieilles molécules qui auparavant étaient utilisées seules. Cela peut aussi conduire à une augmentation du NODU.