Vie quotidienne

Coronavirus et risque d’effondrement économique : faut-il autoriser la BCE à enfin financer l&#3

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Par Cyrus Farhangi et Arnaud Millien

Avec les secteurs du transport, de l’enseignement, du BTP, du tourisme, de la culture, de la restauration, du commerce non-alimentaire à l’arrêt (sans parler de leurs fournisseurs), avec le secteur tertiaire significativement ralenti, avec des secteurs même vitaux qui grincent (ex. pénurie de travailleurs saisonniers dans le maraîchage) : de vastes pans de notre économie sont paralysés.

Christine Lagarde, présidente de la Banque Centrale Européenne, estime que le confinement fait perdre 2,1 points de PIB par mois à l’Europe en rythme annuel (ce qui signifierait qu’environ 25% de notre économie serait à l’arrêt, sachant que les officiels sont typiquement optimistes et qu’un Jean-Marc Jancovici estimerait plutôt une part de 40% de l’économie « stoppée net »). Le confinement étant voué à durer plus d’un mois, et l’économie ne repartant pas forcément à plein régime dès sa levée, les estimations pour 2020 varient de 5%… à 20% de pertes de PIB !

Pour rappel, la Grande Récession de 2008 avait vu le PIB de la France se contracter de 2,9%, avait déjà provoqué des conséquences dévastatrices, et demeure toujours loin d’être résolue. Si encore l’économie avait été florissante depuis 2008… or c’est plutôt le contraire qui s’est produit :

  • Le PIB par habitant est aujourd’hui quasiment au même niveau qu’en 2008. Il n’y a presque pas eu de croissance au sens « économique », et au sens physique, nous sommes en décroissance depuis 2007…

  • … et ce malgré des dettes publiques et privées qui ont explosé, des tombereaux d’argent déversés par la Banque Centrale Européenne (Quantitative Easing, prêts à taux négatifs…) : la BCE a injecté plus de 4 000 milliards d’euros depuis 2011, portant son bilan à plus de 40% du PIB de la zone euro (situation historiquement inédite, aux implications encore inconnues). Tout cela fut donc sans grand effet sur la croissance.

  • Le cabinet McKinsey (pas tout à fait connu pour être un repaire de collapsologues) estimait fin 2019 qu’un tiers des grandes banques risquait de ne pas survivre au prochain choc financier, l’Europe de l’Ouest étant particulièrement concernée.

  • La déconsommation s’installe en France depuis 2016 (ce n’est certes pas l’écologiste en moi qui va s’en plaindre). L’industrie et les exportations étant atones, la consommation apparaissait comme le dernier moteur de notre économie.

  • Nous comptions environ 3,5 millions de chômeurs de catégories A à E avant la crise de 2008, 6,5 millions aujourd’hui. Si la prochaine crise devait provoquer des millions de chômeurs supplémentaires, avec peu de perspectives de réembauche dans l’économie « traditionnelle », cela poserait plus que jamais la question de la mobilisation de nos forces vives autour d’un vrai projet de société à long terme, quasiment dans une logique de reconstruction d’après-guerre (pourquoi pas pour l’atténuation / préparation aux crises écologiques à venir, tant qu’on y est).

On s’arrête là pour l’entrée en matière de l’effondriste qui sommeille de moins en moins discrètement en moi, puisque notre gouvernement assure qu’il sauvera les meubles pour toutes les entreprises et tous les ménages afin que tout reparte comme avant (une fois n’est pas coutume, nous verrons donc plus tard pour les grandes questions existentielles et abstraites comme notre avenir et a fortiori celui de nos enfants). Pour restaurer la confiance, les Banques Centrales annoncent des plans d’aide massifs. Les marchés boursiers sont rassurés ; c’était du moins le cas du 20 au 24 mars, pour un temps encore indéterminé. Pour les entreprises et les ménages, je ne saurais dire : l’indicateur fin mars de la confiance des ménages (qui était à 104 fin février, au-dessus de sa moyenne de longue période de 100) sera révélateur : les aides annoncées risquent de paraître encore quelque peu lointaines, notamment au regard de l’histoire récente.

En effet, la succession de montants de centaines de milliards déversés depuis une décennie par les politiques monétaires non-conventionnelles des banques centrales est un peu abstraite ; les 4 000 milliards d’euros injectés par la BCE depuis 2011 échappent à la compréhension commune, alors que la situation des ménages s’est dégradée. L’économie réelle n’a guère vu la couleur de tout cet argent. Pour y voir plus clair, je me suis tourné vers l’économiste Arnaud Millien, (Arnaud et moi discutons depuis quelque temps, ce qui ne signifie pas qu’il souscrit à tous mes propos).

Cyrus Farhangi : Arnaud, où est passé tout cet argent ?

Arnaud Millien : la BCE n’a à ce jour pas de mandat pour financer l’économie réelle. Ses injections de cash ont pour le moment pour seul effet de préserver les dividendes des actionnaires. L’argent ne sort pas de ce premier circuit et ne finance pas les projets des entreprises. Nous sommes dans une « économie circulaire des dividendes ». L’économie n’est pas une symétrie mathématique et il ne suffit pas d’opposer le signe des taux d’intérêt pour obtenir une opposition linéaire proportionnelle des anticipations et des incitations.

Pour approfondir la chose, et plus généralement pour prendre conscience de la fragilité de la situation, je vous renvoie vers cet article très instructif de Sylvie de Laguiche. Passages choisis :

  • « Les taux courts sont aujourd’hui durablement en territoire négatif en zone Euro, au Japon et surtout en Suisse. (…). Des émetteurs (Etats), même déjà lourdement endettés, sont payés pour emprunter y compris à long terme. (…) Les particuliers finiront aussi par supporter les conséquences de ces curieux phénomènes au travers des bouleversements induits dans le système économique et financier. »

  • « Cette situation de taux fortement négatifs favorise clairement les acteurs endettés (cigales) qui se refinancent à des taux maintenus artificiellement bas au détriment des épargnants et des institutions qui gèrent l’épargne (fourmis). (…) Les régimes de retraite et de prévoyance à prestation définie voient leur situation de solvabilité se dégrader et ceci d’autant plus que leur passif est long et qu’ils comptent sur les réserves pour assurer les charges futures. »

  • « Les actions des entreprises semblent moins touchées car celles-ci ont une possibilité que n’ont pas d’autres agents économiques : distribuer le cash en excès aux actionnaires, en l’absence de nouveaux projets suffisamment rentables. Et il semble que beaucoup de sociétés privilégient les distributions de dividendes et les rachats d’actions pour préserver leur profitabilité. (…). En somme, le cash devient une « patate chaude », ce qui crée des bulles ou des surcapacités sur les actifs dont la valorisation dépend fortement des taux d’intérêt (immobilier physique). »

  • « L’opinion publique doit comprendre que la possibilité ainsi offerte aux Etats de se refinancer à des taux artificiellement bas, et d’accroitre à l’excès leur endettement, menace gravement à moyen terme la préservation du pouvoir d’achat et le niveau de vie, particulièrement pour les futurs retraités. Elle doit aussi comprendre que cette situation extrême, en décourageant l’épargne, constitue une menace grave pour l’économie, en risquant de la priver des financements à long terme qui lui sont nécessaires. »

C.F : Nous aurions donc affaibli le système économique et financier à moyen terme, sans le relancer à court terme. J’ai parfois l’impression qu’on applique la science économique d’un enfant de CE2 : « papa, pourquoi on n’imprime pas de l’argent pour le donner aux pauvres ? ». Une science rapidement battue en brèche : « parce qu’il y aurait de l’inflation mon fils ! ». Démonstration implacable d’un papa originaire d’un pays chroniquement sous hyper-inflation. D’où ma question : pourquoi les politiques monétaires non-conventionnelles n’ont-elles pas provoqué d’inflation ?

A.M : Ces opérations sont stérilisées, donc sans impact sur l’inflation. Le problème est, j’insiste, le manque de relais vers le financement de l’économie réelle. Cet argent ne sert qu’à éviter une crise systémique bancaire, ce n’est pas un plan de financement. En deuxième circuit, les banques ne font pas plus de prêts, même si leur refinancement est sécurisé. Financement de projets et refinancement bancaire obéissent à deux logiques et deux dynamiques distinctes.

C.F : Merci, c’est très clair. Mais cette fois-ci, en réponse à la crise sanitaire du coronavirus, et de ses conséquences sur l’économie réelle, le but de cette nouvelle injection massive par les Banques Centrales n’est-il pas justement de faire circuler l’argent à travers les entreprises et ménages ?

A.M : Ces 750 Md€ ne sont pas une aide, encore moins un plan de financement. En 2014, l’Union Européenne avait complété les mesures non-conventionnelles de la BCE par un plan de financement direct de la commission à hauteur de 300 milliards (le Plan Juncker). Pour s’en convaincre, je vous suggère de lire cette analyse de Jezabel Couppey-Soubeyran. Passages choisis :

  • « Cette nouvelle mesure de la Banque Centrale Européenne facilitera bien sûr la réponse budgétaire des États de la zone euro à la crise sanitaire en leur permettant de s’endetter davantage. Mais ça ne viendra pas ranimer l’économie. (…) La BCE mobilise les mêmes instruments que pour la crise de 2007-2008. »

  • « Les canaux de transmission par lesquels la BCE passe avec ces opérations, à savoir le canal des banques et celui des marchés, sont assez largement défaillants. Ils ne transmettent guère les effets de la liquidité centrale à l’économie réelle. Aujourd’hui plus que jamais, face à cette crise inédite, il faudrait s’affranchir de ces canaux pour soutenir plus directement l’économie réelle. »

  • « Les pertes de production et de revenu à compenser vont être énormes – les estimations actuelles varient de 5 à 20% de pertes de PIB. Donc de deux choses l’une, soit la BCE s’engage à acheter des dettes publiques autant qu’il le faudra, pour absolument tous les États de la zone euro et jusqu’à la nuit des temps … soit elle prend dès maintenant en charge ces dépenses par une sorte de prêt perpétuel que les États n’auront pas à rembourser. Sinon tout ça se soldera à terme par une nouvelle crise de dettes souveraines dont la zone euro risque bien cette fois de ne pas se relever. »

  • « Ce sont avant tout les États de la zone euro qui vont profiter de ces achats de titres de dette par la BCE et c’est le but, leur faciliter le financement des dépenses à consentir de toute urgence pour faire face à cette crise sanitaire. La BCE a annoncé que la clé de répartition serait plus flexible qu’avant. Les grandes entreprises vont en profiter également, ainsi que celles qui émettent des titres de créances sur le marché monétaire car la BCE a annoncé qu’elle en achèterait également. Cependant, cela ne viendra pas aider les entreprises plus petites qui ne se financent pas sur le marché. Pour celles-ci, il faut espérer que les aides compensatoires, les reports d’échéances fiscales et de charge seront suffisantes, car le Quantitative Easing, hormis les aider indirectement via les États, ne viendra pas les aider directement. »

  • « Le QE n’est pas inflationniste, car malheureusement les liquidités centrales créées à l’occasion de ces achats de titres se retrouvent ensuite à circuler en boucle dans le système financier plutôt que dans l’économie réelle. C’est pour cela d’ailleurs que le QE n’aura pas plus d’effet stimulant sur l’économie. Il aidera juste les Etats à se financer et tout dépendra ensuite de l’efficacité avec laquelle les Etats utiliseront ces sommes. Un dispositif de monnaie hélicoptère avec un transfert direct de monnaie centrale serait plus inflationniste, et ce serait une bonne chose pour éviter la grande déflation qui pourrait résulter de cette crise sanitaire si on ne parvient pas à prévenir ses conséquences potentiellement désastreuses sur le plan économique et financier. »

  • « La crise sanitaire provoque une crise économique et sociale qui peut entraîner une crise financière car les marchés anticipent une récession mondiale, puis une crise bancaire, les banques faisant face à des pertes sur les marchés et à des non-remboursements de crédit, la crise bancaire et financière approfondissant alors la crise économique. Une boucle de désastre économique et financier qu’il faut empêcher de se nouer. »

  • « La réponse doit mobiliser à la fois des mesures d’urgence et des mesures de fond, d’avenir, pour remettre après cela l’économie sur une autre trajectoire de croissance, soutenable, inclusive et moins soumises aux excès et au diktat de la finance. Parmi ces mesures de fond, celles visant à rendre les banques et les marchés plus stables et au service de l’économie sont indispensables. Les réformes qui ont suivi 2007-2008 ont été insuffisantes et cette crise va nous le faire constater, car il n’est vraiment pas sûr que les banques aient les reins assez solides, c’est-à-dire suffisamment de fonds propres, pour absorber les pertes qui les attendent, pas sûr non plus que le dispositif de résolution issu de l’union bancaire soit assez bien calibré pour organiser des faillites bancaires sans que leur coût ne repose à nouveau sur les contribuables. »

C.F : En tout état de cause, il apparaît clair que le problème n’est pas le manque d’argent ?

A.M : Je vous invite à regarder ce graphique sur l’évolution de la dette publique dans ce rapport d’information du Sénat.

https://www.senat.fr/rap/r16-566/r16-5660.html

Ce graphique nous rappelle qu’en temps de guerre, la dette publique devient un non-sujet, les Etats n’hésitent pas à se financer sans limite, jusqu’à près de 4 fois leur revenu annuel. L’Union Européenne vient par ailleurs de lever le pacte de stabilité, autorisant ainsi les Etats à se refinancer largement.

En période de taux négatifs, les Etats ont en outre un atout par rapport à l’époque de la Seconde Guerre Mondiale : cet endettement rapportera un produit (et non une charge). Or la dynamique des taux négatifs est renforcée par la séparation des deux circuits évoqués précédemment (économie circulaire des dividendes). Les 750 Md€ du plan d’aide assurent donc que les taux négatifs vont perdurer, facilitant ainsi la capacité des Etats à s’endetter sans frais.

Un Etat avisé devrait donc prendre toute mesure économique et financière sans limite, adossée à son budget, à taux négatif fixe, maintenant (avant que les investisseurs ne commencent à douter de la solvabilité de cette dette, ne revendent la dette des Etats ou n’exigent l’émission de taux plus élevés, donc à nouveau positifs).

Le regard en fin de compte doit se porter sur les budgets nationaux, plus que sur la BCE. La BCE sauvegarde le système financier (750 Md€), or quel est le plan de financement de l’Etat français pour sauvegarder son économie ? C’est ainsi que l’effondrement peut être évité au plan économique et financier. C’est d’ailleurs important pour le moral.

C.F : Bonne nouvelle que l’argent ne soit pas un problème. La question porte donc surtout sur les objectifs que se fixe l’Etat. Or dans un contexte politique où le pouvoir navigue à vue, trop préoccupé par la gestion à court terme d’intérêts corporatistes souvent contradictoires (ex. sur la transition énergétique), et ne proposant pas de vision mobilisatrice de long terme, l’objectif du plan d’aide ne peut être que le rétablissement d’urgence de la situation d’avant-crise.

Il n’y a à ce jour guère de signe de sursaut politique pouvant suggérer l’inverse (ex. aucun objectif « décarbonant » dans les plans d’aide annoncés). Puisque manifestement le système ne réagit que par crises, rendez-vous donc à la prochaine crise ? Pourquoi pas… Cette stratégie ne peut cependant tenir qu’un temps. Si l’on doit, comme le prétend le gouvernement, accorder une quelconque importance à la crise écologique voire, comme dans le cas d’Edouard Philippe, au risque d’effondrement civilisationnel, alors le petit souci que nous avons est qu’en raison des effets de retardement et d’inertie, il sera beaucoup trop tard pour réagir lorsque les conséquences se feront « vraiment » ressentir (sachant que c’est déjà largement le cas, mais apparemment pas assez). Si nous ne réagissons qu’en 2040 (ex. en raison d’une canicule provoquant 100 000 morts), les dégâts climatiques des décennies suivantes seront déjà dans les tuyaux, et bien plus graves que ceux des décennies qui précèdent.

Pour en revenir à l’actualité, nous sommes encore loin d’avoir observé les conséquences de la crise sanitaire actuelle : la possibilité-même du « retour à la situation antérieure » n’est pas forcément acquise. Ne serait-ce que sur le plan des idées, les « séquelles » sont déjà visibles dans le discours de l’exécutif au sujet de la mondialisation, de la loi du marché… Ce ne sont certes que des mots à ce stade. Ils traduisent néanmoins une remise en cause de plus en plus généralisée de préceptes que le mainstream (à commencer par moi-même) pensait inviolables et imprescriptibles, mais dont nous prenons de plus en plus conscience des excès et des vulnérabilités induites sur notre sécurité.

A.M : On pourrait élargir la discussion à partir de votre conclusion Cyrus, en questionnant les choix favorables au développement durable. Quels sont les équilibres à trouver entre mondialisation et marchés, entre Objectifs de Développement Durables et circuits courts, qui renforcent la soutenabilité du modèle de développement économique ?

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