Par Stéphane Audrand, Consultant, historien de formation, paysan à temps partiel et citoyen qui s’interroge
La consommation de viande sera un des grands enjeux du XXIe siècle, à la convergence de questions sociales, environnementales, économiques, culturelles, éthiques et religieuses. Quelle viande produire, comment la produire, pourquoi, par qui, comment, dans quelles conditions ? La question de la légitimité de certaines pratiques d’élevage se pose, voire même pour certains de l’élevage animal de manière intrinsèque. Pour éclairer ce débat, il n’est pas inutile de revenir sur l’histoire de la consommation de viande en Europe et d’interroger notamment les pratiques médiévales en la matière.
Avertissement liminaire : cet article est une prise de position argumentée et référencée, mais qui n’a pas de prétention d’exhaustivité ou de valeur de recherche universitaire. Il ne traite pas des aspects éthiques de l’élevage et n’aborde pas les questions morales liées à l’élevage et l’abattage des animaux. Il ne constitue pas une prise de position pour ou contre le choix d’une alimentation exempte de produits carnés, mais plutôt en faveur d’un élevage plus extensif et qui ne soit pas en concurrence avec l’alimentation humaine. L’auteur, à titre personnel, a une consommation qui se situe autour de 45kg de viande par an (50% de la consommation française moyenne), produite pour 80% dans sa ferme familiale sur la base de prairies et de céréales cultivées par ses soins ou d’issues de triage. Cet article complète modestement « Ce qui nous nourrit principalement », publié en 2020.
La viande n’a jamais été un produit « neutre ou anodin », mais a toujours été un aliment objet de restrictions, d’interdictions, de modes, de prescriptions sociales ou religieuses[1]. L’étude de sa consommation pendant la période médiévale en Europe occidentale est intéressante à plus d’un titre : il s’agit d’une période longue, près d’un millénaire, pendant laquelle sont survenues des fluctuations significatives en termes de consommation de produits carnés. Surtout, il s’agit d’un contexte qui doit nous interpeller : celui d’une agriculture dépourvue de machines modernes, sans énergies fossiles ni chimie de synthèse, sans électricité, sans réfrigération, disposant de peu de métaux et ne pouvant compter pour les transports à longue distance que sur les fleuves navigables ou le transport maritime, à la force des vents, des courants et des muscles. En somme, une société de la « sobriété contrainte », essentiellement rurale. Sans être le modèle inéluctable vers lequel le changement climatique et les tensions énergétiques nous amènent, puisque nous ne désapprendrons pas les découvertes scientifiques et techniques, la société médiévale peut néanmoins servir à nous éclairer sur la façon de gérer certaines contraintes agricoles et alimentaires.
La consommation de viande et les pratiques d’élevage du moyen-âge occidental ont beaucoup à nous dire sur les orientations qui pourront être assumées en la matière dans cette même Europe occidentale au siècle actuel. Elles suggèrent notamment, et de manière peu intuitive par rapport aux discours ambiants, que le seul élevage vraiment « soutenable et indispensable » est celui de l’espèce bovine, associé à quelques ovins, conduit de manière extensive et avec un objectif de poly-production centré sur le « travail animal », la laine et les laitages, avec une production de viande essentiellement de réforme. Cette prépondérance bovine, accompagnée de manière annexe des ovins avec un objectif de production lainière, s’oppose à l’élevage des animaux monogastriques (volailles, porcins). Celui-ci apparait, dans un contexte de faibles rendements céréaliers, beaucoup trop concurrentiel avec l’alimentation humaine pour se développer autrement que sous une forme très limitée de recyclage des sous-produits non consommables par l’homme. Il faut souligner également que la période médiévale diffère considérablement de la nôtre par ses modes de consommation : des animaux d’âge, de conformation et de « parcours de production » très éloignés de nos standards modernes de boucherie et de cuisine. Les pratiques médiévales confirment le caractère prescriptif des classes sociales dominantes en matière alimentaire, en même temps que leur capacité à capter les aliments les plus énergétiques, mais aussi les plus couteux à produire. Enfin, les pratiques de la société médiévale suggèrent qu’une agriculture sans élevage ni travail animal ne peut que difficilement parvenir à assurer la production alimentaire de base de la société humaine, sans recours aux énergies fossiles et à la chimie de synthèse. Mais cette dépendance à l’élevage peut entrainer des cercles vicieux selon la disponibilité des prairies et des terres arables, et impose de penser les équilibres territoriaux en convoquant des techniques agronomiques plus modernes.
Avant de développer les pratiques médiévales, il n’est pas inutile de revenir sur l’évolution de la consommation de viande à une période plus contemporaine, en grande partie liée à l’essor des révolutions industrielles et techniques qui se sont enchainées depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours.
L’essor moderne de la consommation de viande : 1800-2000
La consommation de viande par habitant a connu, dans les pays occidentaux, une augmentation remarquable entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXIe. Cet essor a accompagné la révolution industrielle, de manière pro-cyclique : l’industrialisation, l’essor des énergies fossiles, le commerce des céréales à longue distance, mais aussi l’exode rural et la concentration des terres arables ont permis de stabiliser et d’augmenter les rendements, la productivité agricole et donc la disponibilité des céréales. Les industries lourdes ont réclamé une main d’œuvre ouvrière plus efficace, endurante et mieux « nourrie » de protéines animales. Le développement des procédés industriels de traitement des viandes, la chimie alimentaire, la métallurgie puis les procédés frigorifiques ont aidé à créer l’industrie agroalimentaire moderne, offrant au plus grand nombre un accès accru à des produits carnés à des prix décents. Cet accroissement de consommation s’est accompagné de discours valorisant la consommation de viande, de prescriptions sociales à destination des couches populaires, d’aides publiques à la production et à la distribution. La consommation de viande par habitant au Royaume Uni est ainsi passée d’environ 40kg par an en 1850 à près de 60 en 1914, accompagnant un doublement de la population[2]. En France, des pratiques alimentaires différentes et un essor économique plus tardif expliquent un décollage plus lent de la consommation. Si celle-ci a connu la même expansion que les îles britanniques au début du XIXe siècle, passant d’environ 20-25kg par an et par habitant en 1800 à 40kg en 1850, elle n’était « que » de 48kg à la veille de la Première guerre mondiale.
Cette augmentation s’est poursuivie jusque dans les années 1970, avec toutefois des reculs causés par le rationnement des deux guerres mondiales. La « révolution verte » des années 1960, la mécanisation, les engrais chimiques (notamment azotés), la sélection variétale, les concentrations capitalistiques, les remembrements ont permis une envolée des rendements céréaliers, qui ont rendu possible le développement d’autres formes d’élevage, comme l’engraissement industriel des volailles, des porcs et même des bovins. Un plateau de consommation de viande a été atteint en Europe occidentale entre la fin des années 1970 et le début des années 2000. Les prescriptions sociales se sont inversées, et la consommation de viande, notamment de bœuf, tend maintenant à être sinon stigmatisée, au moins dénigrée par les « nouvelles élites » de la mondialisation, avec un discours combinant méfiance quant aux impacts sur la santé, scandales sanitaires, impacts sur les écosystèmes (déforestation liée à la production de soja sud-américain), questionnements éthiques autour du respect de l’animal et mise en danger du climat (émissions de gaz à effet de serre – notamment méthane).
Cette augmentation de la consommation entre 1800 et 2000 a été fortement corrélée à l’augmentation du PIB. C’est un fait bien documenté : historiquement, « les riches mangent plus de viande que les pauvres ». Pour ce point notamment, la société médiévale ressemble à la nôtre, avec des inégalités exacerbées. Néanmoins, même au XXIe siècle, la variabilité reste importante selon les pays, avec des différences marquées, qui ne sont pas toujours liées au niveau de richesse mesuré en Produit Intérieur Brut (PIB). Ainsi, le Brésil et l’Azerbaïdjan ont un PIB par habitant comparable (autour de 15 000 dollars par an), mais les Brésiliens consomment plus de 100kg de viande par an et par habitant, contre 34kg pour les Azerbaïdjanais. Il y a une corrélation nette entre PIB et consommation de viande (l’accroissement de l’un entraine l’accroissement de l’autre), mais avec un écart qui peut aller du simple au triple et qui s’explique par des facteurs socio-culturels, de même que par les caractéristiques locales de l’agriculture.
Cette augmentation de la consommation de viande mesurée sur le plan « quantitatif » dissimule aussi des types de consommation très hétérogènes, en particulier concernant les espèces animales. Ainsi, on note une part importante du bœuf en Europe occidentale et en Amérique, régions historiques de « grandes zones de pâturages ». La part du bœuf est bien plus faible en Chine. De même, les Mongols consomment une majorité de viandes de caprins, ce qui est tout à fait rare à l’échelle mondiale (cliquer sur l’image pour une meilleure résolution et davantage de détails sur Ourworldindata).
Il serait tentant de considérer que les types de viandes consommées sont liés au PIB et au niveau de vie. Ce n’est qu’imparfaitement exact. Bien entendu la nourriture « industrielle » proposée par les chaines de restauration rapide tend à généraliser le modèle du steak de bœuf haché ou des beignets de poulet, mais le poids de la culture et donc de l’histoire, ainsi que des systèmes agricoles, est encore plus important dans le choix de la viande que pour la quantité nette de viande.
L’histoire récente de l’évolution mondiale des types de viandes consommées traduit la complexité des phénomènes à l’œuvre, dont le plus important à l’échelle historique est la constitution de surplus mondiaux de céréales et de légumineuses tout à fait considérables et uniques par leur ampleur dans l’histoire humaine, combinée à une facilité de transport inconnue jusqu’alors. Grâce à ces amples surplus, transportables partout à moindre coût, les soixante dernières années ont vu la multiplication par cinq de la quantité de viande produite à l’échelle mondiale, passant d’environ 70 millions à 350 millions de tonnes par an. Mais la production de viande de bœuf n’a « que » doublé de 1961 à 2018, pour atteindre 71 millions de tonnes par an. Elle a donc cru « moins vite que la population humaine » (qui a été multipliée par 2,5), ce qui a contribué, de manière peu intuitive, à ce que la quantité de viande de bœuf disponible par habitant soit plus faible en 2021 qu’en 1961. Dans le même intervalle, la production de poulet est passée de 9 à 127 millions de tonnes par an (x14), et celle de porc de 25 à 120 millions de tonnes par an (x5). La production de bœuf moderne repose encore sur des systèmes herbagers. Même si leur productivité a pu être accrue, elle n’a pas connu la même croissance que les rendements céréaliers. Pour le blé tendre (froment), ceux-ci sont passés d’une moyenne d’environ 5-7 quintaux par hectare au moyen-âge à 10-15 vers 1850, pour atteindre 80-100 quintaux par hectare autour de l’an 2000.
Le recul de la consommation individuelle de viande de bœuf, en France, est une tendance de fond, lente mais continue. Elle se fait sur fond de convergence de préoccupations de santé autour de la viande rouge et de préoccupations environnementales autour de la viande qui aurait le « pire impact sur la planète ». En apparence, une des « solutions » simples et efficaces au problème de la consommation de viande semble être de remplacer le bœuf par du poulet ou du porc, réputés beaucoup moins dommageables pour l’environnement : étant monogastriques leurs émissions de méthane digestif sont très réduites et leur bilan est ainsi plus flatteur.
Parmi les réserves à cette approche, notons d’emblée que l’impact en termes d’émissions du lait est beaucoup plus faible que celui des viandes de porc ou de poulet. En outre, la comparaison des impacts en termes de gaz à effet de serre se fait généralement en ignorant les apports caloriques des productions concernées. Ainsi, un kilogramme de pommes de terre apporte 800kcal, contre 2500 pour un kilo de viande de bœuf ou 3500 pour un kg d’emmenthal. Or l’impact « à la calorie » est bien plus crucial que l’impact « au kilo » (ce qui ramène l’emmenthal dans une zone d’impact proche de celle du riz – culture fort émettrice de méthane en riziculture inondée). Cette première remarque permet de relativiser l’impact des bovins en introduisant la dichotomie entre la production à finalité bouchère exclusive et la production laitière qui réforme des animaux. Encore cette approche ne tient-elle pas compte des « autres » productions potentielles de l’élevage bovin (notamment du travail animal).
Cette simplification de l’impact du bœuf, réduit à « viande = méthane » se retrouve également dans l’évaluation des pratiques bouchères ou d’élevage. Or, le type de viande influe fortement sur son impact environnemental. Aujourd’hui, nous consommons des viandes issues d’animaux sélectionnés pour la boucherie, élevés de façon « dédiée », engraissés aux céréales et aux tourteaux protéagineux. La réfrigération standardisée permet de consommer cette viande après « maturation », souvent grillée ou hachée (avec un fort taux de gras). Or ce n’est pas du tout le bœuf qui était consommé du VIe au XVe siècles, dans le cadre d’une société « contrainte ».
C’est à ce stade qu’une plongée dans les pratiques de consommation médiévale de la viande peut éclairer la réflexion.
La consommation de viande en occident médiéval – aspects généraux
Un mot sur les sources : longtemps, l’étude historique limitée aux sources écrites s’est focalisée sur l’alimentation des classes sociales dominantes lors d’occasions exceptionnelles. Les chroniqueurs discouraient des élites urbaines et/ou nobles ou ecclésiastiques, auxquelles ils appartenaient eux-mêmes : des populations très minoritaires et au niveau de vie incommensurablement plus élevé que le reste de la population (de manière très simplifiée, 5% d’urbains, 3-4% de nobles – pour beaucoup ruraux). Ces auteurs médiévaux évoquaient l’alimentation dans un contexte de fêtes religieuses, de foires ou de célébrations exceptionnelles (tournois, mariages). C’est à partir de ces récits très spécifiques et peu représentatifs que s’est créée l’image du banquet médiéval sur tranchoir, avec profusion de gibiers, d’oiseaux et de cochons de lait à la broche. Dans ces conditions, il était assez difficile de se faire une idée de la réalité de la consommation quotidienne de produits carnés par l’essentiel de la population paysanne. Cela reviendrait extrapoler l’alimentation française de 2021 en se basant uniquement sur le menu servi à l’Elysée pour les sommets internationaux. A l’opposé, la paysannerie était réputée vivre dans la famine, mangeant du mauvais pain accompagné de quelques légumes. Seule l’image du porc domestique semblait émerger dans l’alimentation paysanne, animal frustre qui aurait offert l’essentiel des modestes apports carnés tout en recyclant les déchets.
Les progrès de l’archéologie (notamment de l’archéozoologie) et les fouilles de dépotoirs, associés à l’interprétation de sources fiscales ou contractuelles liées à l’alimentation de populations salariées (artisans, travailleurs de forces, soldats en garnison), ont permis de faire évoluer la compréhension de l’alimentation et de l’agriculture médiévales pour les populations rurales[3]. De nombreuses incertitudes demeurent néanmoins : la majorité des sites fouillés sont situés dans des contextes urbains, nobles (châteaux) ou ecclésiastiques (abbayes). Les sites de fouilles d’habitations paysannes sont plus rares et des questions demeurent notamment à propos de la productivité et de l’apport alimentaire des jardins potagers : domaine des femmes, des enfants et des vieillards, échappant aux redevances ecclésiastiques et seigneuriales, n’ayant pas laissé beaucoup de traces archéologiques, ils constituaient certainement une part importante de l’alimentation des campagnes, sans qu’il soit vraiment possible dire laquelle. Il semble que, vu l’apport calorique modeste des légumes potagers, leur rôle était essentiellement de produire le « companage », c’est-à-dire l’accompagnement en légumes frais de la base alimentaire, constituée de pain de céréales.
La question de la quantité de viande consommée par habitant est complexe à aborder, car la période médiévale a été marquée par de fortes différences géographiques et chronologiques. A l’échelle de l’Europe, on trouvait alors les mêmes écarts que dans l’ensemble du monde actuel. Ainsi, en Sicile la consommation par habitant au XIIIe siècle s’établissait autour de 16 à 26kg par habitant et par an, les travailleurs « de force » (salariés agricoles) pouvant en consommer jusqu’à 75kg. A l’opposé, certaines villes allemandes de la fin du bas moyen-âge affichaient des consommations de l’ordre de plus de 100kg par habitant et par an (soit d’avantage que la consommation actuelle)[4].
Au-delà des différences locales ou chronologiques, les apports de l’archéologie permettent de dégager une vision globale de l’alimentation paysanne médiévale en Europe occidentale. Si on devait la résumer en quelques lignes, on peut retenir les mots de l’historien Boris Bove : « une énorme ration de pain et de vin (et/ou de bière), un companage de légumes, égayé de vieille viande de bœuf »[5]. On est, de fait, loin des clichés qui assimilent la diffusion de la consommation du bœuf à l’industrialisation moderne de l’agriculture et aux populations riches des pays développés. Le fait que la viande bovine soit citée dans la liste des aliments de base, aux côtés du pain et des plantes potagères, illustre une réalité médiévale différente des images d’Epinal du cochon de ferme, de la basse-cour foisonnante ou des gibiers omniprésents (ces derniers, plus fréquents au haut moyen-âge, demeuraient très minoritaires, même en contexte nobiliaire, moins consommés par exemple que le poisson[6]). Une réalité dans laquelle le bœuf avait une place prééminente.
Bien sûr, il convient de nuancer ce tableau général. Tout comme à l’époque actuelle, il faut d’abord garder à l’esprit que le poids des différences sociales et culturelles était un facteur prépondérant dans l’alimentation et notamment dans la consommation de viande. Les classes supérieures, élites urbaines mais surtout noblesse, consommaient d’avantage de viande que le monde paysan qui constituait la quasi-totalité de la population. Les représentations qui associaient l’alimentation paysanne à la terre et l’alimentation noble au ciel justifiaient la consommation de volailles par les élites et celle, plus abondante, de légumes-racines par les pauvres (navets, panais). Le poids des prescriptions religieuses chrétiennes a été également très fort pour limiter la consommation de viande et favoriser voire contraindre la consommation de poisson pendant une durée importante du calendrier annuel, favorisant la diffusion du hareng, seul poisson disponible en quantité à moindre coût, se conservant bien par salage en caque et pouvant se transporter sur de longues distances, au moins à la saison froide. Selon les pays concernés, France, Angleterre, Saint Empire romain germanique, royaumes ibériques ou principautés italiennes, les types de viandes consommées et les pratiques alimentaires ont également différé, en raison des particularismes climatiques, mais aussi des structures sociales à l’œuvre dans l’organisation agricole.
Enfin la longue « période médiévale » (retenons de manière simplifiée 450-1500) n’est pas homogène, en raison de facteurs climatiques et environnementaux, mais aussi des contextes politiques (guerres) et épidémiques (peste noire). Ces facteurs ont tous influé sur la consommation de viande.
Sur le plan chronologique, on retiendra trois grandes périodes qui séparent les mille ans de la période médiévale occidentale : un « haut moyen-âge » qui, jusqu’à la fin du XIe siècle, connut une consommation de viande assez importante, avec un « pic » de la viande de porc lié à l’exploitation des forêts, puis une diminution de la consommation de viande accompagnée d’un recul net du porc pendant le moyen-âge central, à mesure que l’augmentation de population et les défrichements entrainaient une pression accrue de la culture des céréales sur les zones herbagées et les forêts et un recul de l’élevage, notamment porcin. Puis un bas moyen-âge qui, avec la tourmente de la peste noire et des guerres, vit une remontée de la consommation de viande, essentiellement bovine, dans un contexte de recul de la céréaliculture et de retour à des pratiques extensives.
Sur le plan des types de viande consommées, la période médiévale se caractérise par la domination d’une triade « bœuf, mouton, porc », qui représentent ensemble, selon les époques et les sites archéologiques, de 66% à 99% des restes d’espèces consommées[7]. Les autres viandes étaient consommées de manière beaucoup plus anecdotique, qu’il s’agisse du gibier ou même des volailles. La concentration de leur consommation par les élites nobiliaires et urbaines qui avaient accès à l’écriture explique leur surreprésentation dans les textes, que l’archéologie a permis de sérieusement nuancer.
L’évolution entre le milieu du XIIIe et le début du XVe siècle de la distribution des bétails dans le comté anglais de Norfolk illustre bien cette large domination de la « triade » alimentaire (le tableau donne la répartition en « valeur monétaire » des bétails, pas en nombre de têtes). Les bovins n’ont jamais représenté moins de 52% de la valeur des cheptels, ayant pu aller jusqu’à 69% et oscillant autour de 55 à 60%. Il faut également tenir compte du fait que la viande bovine est la moins couteuse au poids : si en valeur le cheptel bovin est prépondérant, cette domination est encore plus importante quand on considère les écarts de masse.
Les moutons, pourtant très représentés dans l’Angleterre médiévale productrice de laines, ont pu monter jusqu’à 28% de la valeur des cheptels, tandis que les porcs ont oscillé entre 2 et 10% (avec une médiane à 5%) et les volailles entre 1 et 7% (avec une médiane à 4%). Les chevaux, importants en « valeur » dans le cheptel, n’étaient consommés que de manière « opportuniste » et anecdotique, principalement en période de tension alimentaire.
A l’échelle de l’Europe occidentale, l’archéologie montre que la répartition de la consommation des viandes de la « triade » n’a pas été stable. Le bœuf a pris une importance croissante, à mesure que le porc reculait.
Consommation relative de bœuf, caprinés et porc du haut Moyen-Âge aux Temps Modernes[8]
L’évolution des consommations incite d’abord à questionner les pratiques d’élevage et la disponibilité des produits. Avant de consommer la viande qu’on veut, on consomme celle qu’on peut : l’idée qu’on « choisit ce que l’on mange » est récente, elle n’est vraiment devenue une possibilité pour le commun de la population qu’au XIXe siècle[9]. L’élevage subit la double influence des structures socio-politiques et de l’environnement, lesquelles interagissent entre elles.
L’élevage porcin – des glands, des faines, peu de céréales, pour de petits porcs très gras
Ainsi, non seulement la consommation de viande a fluctué à l’époque médiévale, avec une courbe en U marquée par un recul quantitatif au moyen-âge central, mais elle a aussi vu le lent recul du porc et la durable domination du bœuf. Cette relative importance du porc au début du moyen-âge s’explique par la présence d’espaces forestiers importants. Il était alors possible d’élever un grand nombre de porcs dans les sous-bois sans concurrencer l’alimentation humaine.
Ce point est important : en Europe occidentale, la consommation directe par les populations des fruits « secs » des principaux arbres de futaie (glands des chênes, faines des hêtres, châtaignes des châtaigniers[10]) est assez limitée pour des raisons pratiques : la récolte est fastidieuse, les parasites nombreux, la conservation aléatoire et la consommation nécessite, pour les glands ou les faines, une longue cuisson dans plusieurs eaux pour limiter l’astringence et/ou la toxicité. En dehors de certaines zones spécifiques comme la Pologne, ou d’usages techniques (huile de faines pour l’éclairage) la consommation de ces produits forestiers n’a constitué qu’un appoint en période de disette ou une base alimentaire pour les plus démunis ou certaines populations forestières (charbonniers, bucherons). En revanche, la divagation contrôlée de troupeaux de porcs dans les bois permettait de « valoriser » cette ressource parfois abondante. Conduits et gardés, les animaux ne souffraient pas de gros risques de prédation et pouvaient passer une bonne partie de l’année à fouiller le sol forestier à la recherche d’une nourriture gratuite. Cependant, avec les défrichements croissants et la mise en défens des bois par la noblesse et l’église, l’élevage porcin paysan a nettement reculé : il n’y avait plus de ressource forestière pour alimenter les porcs.
Or c’est une constante importante du moyen-âge : l’engraissement des porcs au moyen de céréales n’est alors jamais une solution envisageable à grande échelle pour le commun des populations. La demande humaine pour l’alimentation de base et la faiblesse des rendements céréaliers font que les animaux monogastriques ne peuvent presque jamais être nourris de grain propre à la consommation humaine. Ils doivent se contenter des « sous-produits » du triage des céréales ou de leur utilisation (drèches de brasserie). Meuniers et brasseurs étaient donc les professions autour desquelles s’organisait l’élevage porcin lorsque les zones forestières venaient à manquer.
Pour les masses paysannes, en l’absence d’espaces forestiers communs, l’élevage porcin était donc très difficile. Celui-ci était d’avantage présent dans les zones de forte production céréalières, comme le bassin parisien ou dans les zones très boisées du monde germanique, ainsi que dans les régions de forte production brassicole qui disposaient d’un flux régulier de drèches de brasserie. On a d’ailleurs récemment revu à la hausse l’importance médiévale de la bière par rapport au vin pour les populations les moins aisées et les plus rurales, même en France[11]. Bien entendu, les cours seigneuriales ou les abbayes pouvaient se permettre d’engraisser des porcs au moyen des redevances céréalières perçues en nature, mais cela constituait une exception très consommatrice de grain, un moyen de différenciation sociale par domination. D’ailleurs la symbolique consommation du « cochon de lait » correspond également à une autolimitation du cheptel aux individus des portées pouvant effectivement être engraissés jusqu’à l’âge adulte en fonction des stocks disponibles.
Il faut également revenir sur l’idée qu’un porc pourrait être engraissé avec les restes alimentaires et des légumes de ferme : ce n’est vrai que dans les contextes urbains de divagation des porcs ayant accès à tous les résidus de la population. Dans une ferme, ou même un village, il est impossible de « produire » assez de déchets ou de légumes pour un nombre substantiel de porcs et les dégâts qu’ils pourraient infliger aux cultures seraient insupportables.
Pour donner des ordres de grandeur, même si le porc médiéval avait un poids oscillant autour de 70-80kg[12] (contre 150 à 200kg aujourd’hui pour les porcs charcutiers), en considérant une efficacité similaire dans l’engraissement (ce qui n’était sans doute pas le cas), il fallait au moins 150kg de céréales pour mener à bien sa croissance ou environ 2 tonnes de navets[13] (et donc, en fonction de leur « apport calorique », potentiellement plusieurs tonnes de déchets). Avec des rendements céréaliers moyens « disponibles » de 5 à 6 quintaux par hectare[14] et considérant que les issues de triage et criblures[15] pouvaient représenter 10% de la récolte tout en ayant un apport calorique deux fois inférieur au grain, un seul porc charcutier « consommait » donc les résidus de récolte de cinq à six hectares de champs cultivés, soit la surface céréalière de deux à trois petites fermes familiales. Bien entendu, le petit-lait issu de la fabrication saisonnière des fromages pouvait compléter l’apport nécessaire, de même que les déchets et légumes précédemment cités et les quelques accès résiduels à des taillis. Mais engraisser un porc ne pouvait sans doute être qu’une pratique « de hameau » ou « occasionnelle », se distinguant d’un élevage familial avec conservation des reproducteurs.
Enfin, le type d’engraissement différait substantiellement des pratiques bouchères actuelles : la sélection des races porcines depuis le XIXe siècle a recherché l’allongement des animaux, l’augmentation de leur poids, l’accroissement de la taille des jambons, mais aussi la diminution de la quantité de gras superficiel et intramusculaire. Depuis deux-cent ans, on cherche à produire en priorité des pièces de porc à griller et des jambons, que la réfrigération moderne permet de conserver. Or la pratique médiévale était diamétralement opposée : si le porc s’est maintenu partout malgré un contexte souvent peu favorable, c’est sans doute pour sa capacité à produire un gras alimentaire de qualité, digeste, qui se conserve bien une fois salé, de bonne tenue à la cuisson, sous forme de lard gras et de saindoux. Il constituait pour les paysans l’essentiel de l’apport de graisses au quotidien, en dehors du pourtour méditerranéen dominé par l’huile d’olive et des rares régions où les pâturages étaient assez riches pour fournir du beurre (essentiellement les littoraux du nord de l’Europe)[16]. Ailleurs, la production laitière était trop protéinée et pas assez grasse pour fournir des gras alimentaires et le lait était destiné à la production fromagère. La production d’huile était également peu développée : le Moyen-âge ignorait le tournesol, n’avait pas de procédés pour extraire l’huile de pépin de raisin et ne connaissait guère que l’huile de noix et de navette, deux huiles couteuses à produire et qui rancissent rapidement. Même le cas de l’huile d’olive doit être nuancé : un litre d’huile coute alors en moyenne le prix de plusieurs kilos de viande, soit un rapport inverse de celui que nous connaissons[17]. Dans ces conditions, l’élevage porcin se concentrait sur la production d’animaux très gras, avec des couches superficielles de lard de plusieurs centimètres.
Volailles – œufs, loyers et économie circulaire
La même limitation – ne pas pouvoir distribuer de manière ordinaire de grain aux animaux – s’imposait à l’élevage des volailles. Celui-ci était presque exclusivement domestique, et se concentrait sur la production d’œufs, à partir des déchets ménagers. En effet, une famille de paysans, même pauvres, produisait assez de « déchets » pour alimenter quelques poules qui, ainsi, recyclaient les matières organiques tout en faisant la chasse aux « parasites » (insectes, mollusques mais aussi petits rongeurs). Le cheptel moyen semble ainsi avoir été pour les petites fermes autour de 3 à 5 animaux. La production de fumier de volailles dans les poulaillers était également valorisée avec intérêt dans les jardins familiaux. L’œuf tenait une place importante dans l’alimentation médiévale, notamment pour les plus faibles (enfants, malades, vieillards). La production se faisait ainsi sous la forme d’une économie « circulaire » sans aucune concurrence avec l’alimentation humaine, très loin de la pratique qui consiste à nourrir des poules pondeuses en batteries au moyen de mélanges de céréales optimisés ou à engraisser le plus rapidement possible de jeunes poulets au moyen de céréales et protéagineux distribués à volonté. D’après les quelques registres domaniaux qui l’évoquent on peut évaluer la médiane de ponte annuelle d’une poule médiévale autour de 53 œufs par an, soit un œuf tous les trois ou quatre jours à la belle saison et un arrêt pendant l’hiver, très loin des 300 atteints par l’élevage intensif moderne[18]. Les rares traités d’élevage (du début de la période moderne) confirment ainsi que l’alimentation ordinaire des volailles de ferme est constituée, outre les miettes et déchets, de criblures de céréales, de marc de raisin (abondant et peu cher), de graines en surplus de plantes techniques non consommables (lin, chanvre), avec un peu d’orge quand il était disponible[19]. Dans ces conditions, les animaux devaient être très « secs » selon nos critères actuels. Les poules de réforme devaient être consommées, très âgées et longuement bouillies, tandis que quelques jeunes volailles grasses étaient réservées aux grandes fêtes. Une partie des coquelets surnuméraires était utilisée pour le payement de certaines rentes, notamment ecclésiastiques. Ainsi, l’abbaye de Ramsay obtenait des rentes annuelles de « 1 à 7 volailles » pour des superficies de terres de l’ordre de 7,5 hectares, correspondant à deux exploitations familiales[20]. Les pratiques de l’engraissement aux céréales étaient réservées aux tables nobles ou ecclésiastiques, aux grandes occasions (fêtes ou mariages), aux professions adaptées (meuniers et boulangers) et aux années très fastes. Le Moyen-âge est donc une époque où, en dehors de situations très particulières, l’élevage avicole est à la fois omniprésent dans les fermes, mais réduit à quelques poules qui produisent des œufs à partir des déchets tout en faisant la chasse aux insectes.
Ovins – animaux de réforme et importance de la laine
L’élevage des caprins[21] (mouton et chèvres) est illustratif des influences croisées des conditions environnementales et socio-politiques à l’époque médiévale. Il entraine en conséquence la consommation de viandes très différentes. Alors que nous avons une préférence pour les individus immatures (chevreaux, agneaux), cette pratique est très marginale à l’époque médiévale. Le mouton est alors un animal dont la première production est la laine, avec une production secondaire de viande et fumier, important pour maintenir la fertilité des terres céréalières pauvres dans les régions dans lesquelles il est élevé. La production laitière des ovins est assez faible et très saisonnière et ne constitue que rarement l’objet premier de l’élevage. Dans ces conditions, la consommation d’individus immatures constitue une « perte » potentielle. Au contraire, les agneaux sont une ressource économique en devenir, qui faisaient l’objet de soins attentifs. En dehors de la pratique chrétienne de l’agneau pascal, les ovins et caprins consommés sont donc des individus adultes. Les moutons mâles sont, à l’exception de quelques reproducteurs, systématiquement castrés et incorporés aux troupeaux, à des fins lainières puis bouchères[22].
Le développement de la production de laine a joué un rôle capital dans le « décollage » du capitalisme européen, permettant notamment de financer l’armement maritime ibérique. Cependant, en dehors de l’Angleterre et de l’Espagne, la part du mouton dans l’alimentation reste toujours en dessous de 10% des apports en viande et il semble qu’il ne fut vraiment important que dans la seule Catalogne[23]. Dans la péninsule ibérique, ce sont les structures politico-économiques qui ont « forcé » son développement jusqu’à un niveau insoutenable pour les écosystèmes, provoquant la disparition du couvert boisé : le système de la « Mesta », association de propriétaires de troupeaux transhumants de Castille soutenue par le pouvoir royal (au premier rang desquels les ordres religieux militaires), a permis d’organiser des déplacements de plus de trois millions de moutons à travers toute la péninsule. Le système perdurera jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, handicapant l’agriculture sédentaire et faisant disparaitre beaucoup de forêts anciennes, tout en créant un paysage spécifique de « pâturage boisé » : la mise en clôture des champs sur le chemin des troupeaux était interdite, et les bergers pouvaient prélever du bois de feu sur tous les arbres qu’ils croisaient. En somme, l’essor de l’industrie lainière permis l’expansion coloniale, au détriment du climat, de l’autonomie alimentaire locale et des écosystèmes[24]. Ceci dit, au XXIe siècle, dans le cadre d’une stratégie de sortie du pétrole et donc de la pétrochimie, la laine demeure une fibre très intéressante, aux côtés des fibres végétales. Et la compréhension moderne du fonctionnement des prairies, le calcul de la pression du pâturage et les rotations fourragères peuvent permettre d’envisager la production lainière avec un impact environnemental qui serait d’autant plus favorable que l’on reviendrait à des pratiques bouchères concernant des animaux adultes.
Le bœuf : plus qu’un animal, un « système de production » intégral
L’ensemble des données archéologiques le confirment : la domination quantitative du bœuf dans la consommation de viande à la période médiévale est continue et systématique. En dehors de quelques cas très spécifiques, la viande bovine est toujours, en poids, majoritaire dans les restes alimentaires, allant jusqu’à être « totalement dominante ». Alors que cet élevage stigmatise au XXIe siècle tous les reproches faits à l’agriculture productiviste – émissions de gaz à effet de serre, consommation d’eau, de céréales, utilisation d’intrants et de produits sanitaires, inefficacité dans la conversion alimentaire – comment expliquer que la période médiévale, très contrainte en ressources et en énergie, en ait fait le socle de sa consommation carnée ? En termes de productivité pourtant, l’écart est important, même à l’époque. Avec un apport calorique d’environ 3500kcal au kilo, les 5 quintaux de de froment disponibles à l’hectare représentent environ 1,750 millions de calories. Sur le même espace, un hectare de prairie permet alors de produire environ 150kg de viande de bœuf consommable par an, soit 375 000 calories, 4,6 fois moins.
La réponse à cette domination contre intuitive tient au fait que l’élevage bovin médiéval doit se concevoir dans le cadre non pas d’une « simple » production alimentaire de viande, mais bien comme le socle d’un système de production agricole qui était à la fois fiable, sécurisant, multi-productif et peu consommateur de main d’œuvre.
La fiabilité de l’élevage bovin est un facteur important, notamment pour expliquer le succès de la vache au détriment du mouton : même si les exigences alimentaires des bovins sont plus importantes que celles des caprins, les bovins domestiques valorisent les zones de « bordure » non cultivées, mais surtout les prairies difficiles à mettre en valeur pour la culture des céréales, notamment les sols hydromorphes (gorgés d’eau pendant de longues périodes) ou situés en trop forte pente et qui seraient impropres à une production alimentaire directe pour l’homme. Cette valorisation intermédiaire se fait donc sans forcément concurrencer la production céréalière. Elle peut être conduite sans risque de prédation naturelle : après l’extinction des grands félins prédateurs en Europe occidentale à l’Antiquité, il n’y a plus de risques sérieux de perte de troupeaux[25]. Les prédateurs restants, principalement l’ours, le loup et le lynx, ne s’attaquent pour ainsi dire jamais aux bovins en dehors de cas anecdotiques d’individus juvéniles, affaiblis et égarés ou d’accidents de vêlage. Il n’y a donc besoin que d’une surveillance très limitée qui ne mobilise pas de main d’œuvre spécialisée à temps plein, comme c’est le cas pour les caprins. Les bovins s’accommodent en outre très bien de la claustration, pouvant passer une moitié de l’année dans les espaces très réduits des étables de ferme, ce qui simplifie encore la protection des individus juvéniles, contre la prédation mais surtout le froid et l’humidité. Docile, le bovin d’élevage se contient en outre facilement : il supporte bien la longe et peut être maintenu dans une pâture par une simple haie tressée (« plessée ») d’essences à pousse rapide (noisetiers, frênes) et de buissons épineux (aubépines, pruneliers, ronces). Dans une époque qui ignore le fil de fer barbelé et qui ne peut se permettre de mettre en œuvre de grandes longueurs de bois d’œuvre scié, la haie bocagère est avant tout une clôture pour les bovins, naturelle, « auto-réparante » moyennant quelques travaux simples et qui non seulement ne coute rien, mais participe à des productions secondaires (bois de feu notamment). Dans ce contexte de bocage, les ovins et caprins, infiniment plus vulnérables à la prédation, sont également moins facilement contenus par les haies simples[26].
Robuste et placide, les bovins sont au moyen-âge, peut-être avant tout, fournisseurs de « force de traction ». Dans une époque qui ignore le moteur à explosion, le « travail aux bœufs » est la source première de force de travail non humaine. Même si le cheval a un avantage de vitesse de labour, celui-ci n’est pas consommé et présente le double inconvénient de ne pas avoir les mêmes « sous-produits » et d’être susceptible de réquisition en temps de guerre par les élites militaires. L’expansion du cheval se fera néanmoins à la faveur du développement de l’usage de la herse, outil qui améliore les rendements céréaliers et nécessite d’être trainé à une certaine vitesse[27]. Les bovins sont utilisés pour mouvoir les outils agricoles de base (araire, charrue), mais aussi pour débarder les bois d’œuvre, pour tirer les moyens de transport terrestres ou fluviaux, pour mouvoir pressoirs, fouloirs et moulins… Cette force de travail est alimentée en énergie principalement au moyen de pâtures, mais aussi de foins. Si la fenaison (la récolte des foins) constituait – et constitue toujours – une période de travail très intense pour les agriculteurs d’Europe occidentale, elle est néanmoins circonscrite à quelques semaines dans l’année. Le foin est de conservation plus facile que le grain (il ne souffre pas des attaques de rongeurs ou d’insectes) et sa production est régulière, surtout dans les climats d’influence océanique. L’avoine, cultivée dans les rotations, fournit un complément de ration pour les animaux, sécurisant la lactation et apportant un surcroît de « puissance » de travail.
La pluralité de production des bovins est, avec la force de leur travail, la clef de leur rôle dans le système de production agricole médiéval et a pour conséquence logique l’importance de leur consommation alimentaire, lorsque l’âge ou les accidents les rendent moins efficaces pour le travail. Par comparaison, les porcs ne produisent « que » de la viande et du gras, avec une production secondaire de fertilisant, tout en étant nourris en concurrence avec les populations humaines. La production d’œuf, mais aussi de plumes et duvets par les volailles et leur rôle dans la limitation des parasites domestiques explique, au côté de leur moindre concurrence alimentaire, l’importance des poules de ferme. La production de laine par les moutons, ainsi que de peaux, cuirs fins et parchemins, explique leur succès. Les bovins cumulent tous ces avantages, à l’exception notable de la laine : les bovins produisent, outre leur force de travail, du lait, de la viande, du gras « technique » utile pour l’éclairage, l’étanchéification et le graissage des pièces mécaniques mobiles, de la corne pour les panneaux translucides (lanternes), des os de taille suffisante pour être utilisés en artisanat, du cuir de qualité indispensable pour l’habillement et l’outillage dans une époque qui ignore les matériaux synthétiques, ainsi que du crin valorisé en rembourrages, maçonnerie et calfatages. Les bovins constituaient en outre un « capital sur pied », alimentaire et financier. Leur vente peut permettre de dégager des revenus monétaires exceptionnels, pour investir ou faire face à des guerres ou des maladies. Et même en année de disette pour cause de mauvaise moisson (le plus souvent en lien avec des conditions trop humides), l’herbe poussait et nourrissait les vaches.
La production de fumier par les bovins, tout comme par les ovins, se situe au croisement entre agriculture et force de travail : en laissant paitre en journée les ruminants dans des prairies puis en les parquant la nuit en étable sur litières de pailles ou dans les parcelles cultivées, les agriculteurs « concentrent » à moindre travail les matières organiques issues des prairies vers les zones céréalières. Par ce biais, il était possible de maintenir la fertilité des parcelles céréalières malgré l’exportation des nutriments d’année en année. L’apport des fumiers d’étable complétait cet apport, même si une bonne part de l’azote devait être rapidement perdue par volatilisation en l’absence de maîtrise de son cycle gazeux[28]. Ces pratiques de fertilisation, associées à l’essartage (culture mobiles par défrichements rapide, le plus souvent par brulis) dont l’importance a été réévaluée, ont permis le maintien sinon des rendements au moins de la production céréalière et accompagné l’essor démographique du moyen-âge central[29].
Avec l’essor démographique, les limites du système sont néanmoins apparues : les rendements étant incapables de suivre l’expansion des populations, il fallut rogner sur les prairies pour augmenter la surface des zones labourées et semées. Ce recul des prairies a entrainé une diminution numérique et qualitative des cheptels et donc, par conséquence, la raréfaction des fumiers. Ainsi, l’augmentation de la pression démographique au XIIIe siècle explique en partie le recul de la consommation de viande : non seulement les bovins étaient moins nombreux, mais ils étaient aussi plus petits, signe que leur alimentation était plus chiche. La hauteur moyenne au garrot des bovins du haut moyen-âge était de 112cm. Elle chuta à 109cm aux XIe-XIII e siècles, pour remonter à plus de 115cm au XV e siècle[30]. Par comparaison, un bovin de race bouchère charolaise moderne oscille entre 135cm et 165cm et même une race de « petit format » moderne comme la jersiaise mesure de 125 à 132cm[31]… Les « petits formats » des bovins du moyen-âge central apparaissent avoir été adaptés au recul des prairies et à un pratique de l’élevage plus extensif : fourrages moins spécialisés, prairies plus pauvres, pâtures opportunistes (bords de chemins)[32].
La Peste noire et la guerre de Cent Ans, par leurs impacts démographiques, entrainèrent une baisse de pression sur les espaces agricoles : d’une part la demande de céréales fut moindre, et d’autre part, les prix agricoles demeurant bas, l’intérêt pour le commerce des grains diminua. Dans ces conditions, seules les terres les plus productives continuèrent à être exploitées en céréales, les autres furent reconverties en prairies ou laissées en friches. Ces espaces permirent un nouveau développement de l’élevage bovin, avec une augmentation consécutive de la taille des animaux et donc un retour des fumiers pour la fertilisation des céréales.
Cette relation forte entre bétail et céréales a donc un potentiel de « cercle vicieux » : en raison de son succès dans la production de grain, l’utilisation de l’élevage bovin permet l’expansion démographique. Celle-ci entraine en retour une pression accrue sur les pâturages, diminuant le nombre de bovins disponibles et donc mécaniquement une diminution de la fertilisation, de la force de travail et des sous-produits disponibles[33]. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’une partie de l’équation difficile de la rotation sera résolue par la systématisation des prairies temporaires, expérimentées en Angleterre dès le début du XVIIe siècle (« ley farming »), et toujours utilisées en agriculture moderne. Il s’agit d’un système beaucoup plus productif que la simple jachère et qui repose sur la culture non pérenne d’associations de graminées fourragères et de légumineuses, dont l’exemple le plus connu est le tandem « ray-grass et trèfle violet ». Non seulement la production de fourrage pour les cheptels est améliorée, mais la fertilité du sol se trouve maintenue, voire accrue, par accroissement des taux d’azote et de matière organique. Ce système suppose néanmoins la pratique d’une production et d’un commerce spécialisé de semences fourragères, celles-ci étant difficiles à produire « à la ferme » et un début de machinisme agricole supposant un prix de l’acier correct. Ces pratiques expliquent notamment la hausse, modeste mais réelle, des rendements céréaliers jusqu’à la fin du XIXe siècle, avant même la révolution industrielle et l’exploitation du guano sud-américain puis des engrais chimiques et des énergies fossiles[34].
C’est la place centrale des bovins dans les systèmes agricoles qui explique, en retour, la centralité de leur consommation de viande, mais aussi les habitudes bouchères, à la croisée de la disponibilité de la viande et de la capacité de la conserver. Ainsi, en l’absence de réfrigération, aucune maturation ni conservation des viandes non salées n’était possible. Alors qu’en 2021 la majorité de la viande bovine consommée en France l’est sous forme hachée, le bœuf médiéval est consommé principalement salé, voire salé et fumé. Les bouchers n’ont ainsi selon les règlements de villes et les saisons le droit de vendre de la viande fraiche de que un à trois jours après l’abattage, avant de procéder au salage obligatoire. Cet impératif de conservation dans le sel, associé aux pratiques d’élevage, explique donc que l’ordinaire paysan, celui de 90% de la population, était dominé par la viande de vieille vache ou de vieux bœuf de réforme, conservée salée et longuement cuite dans les potages et bouillons.
Quelles leçons en tirer pour le XXIe siècle ?
Ce long développement sur les pratiques médiévales, qui reste un résumé à gros traits, peut susciter quelques questions quant à son intérêt pour notre situation : quels que soient les effets délétères du changement climatique, nous n’allons pas revenir au moyen-âge. Le développement moderne de certaines techniques agricoles, comme les rotations complexes, les prairies temporaires, le rôle dans la fertilité des plantes légumineuses et fourragères, la généralisation des plantes des Amériques (maïs notamment), la sélection de variétés productives ou la gestion des matières sèches dans l’amendement ne sont pas dépendantes des énergies fossiles. L’électricité bas-carbone peut permettre, même sans énergie fossiles, de produire des engrais azotés par craquage de la molécule d’eau (avec des rendements et des coûts hélas sans commune mesure avec la production actuelle d’engrais). La compréhension du cycle des nutriments et les techniques de compostage moderne permettront de gérer le « bouclage » du cycle du phosphore dans les déjections humaines. Même avec un accès plus réduit à l’acier, la mécanisation agricole, même modeste, demeurera accessible longtemps. Enfin, la compréhension des besoins alimentaires humains et les progrès de la nutrition rendent possible sans préjudice pour la santé des alimentations très pauvres, voire dépourvues de produits animaux.
Pour autant, la mise en tension des systèmes alimentaires occidentaux dans les décennies à venir est une quasi-fatalité, que cela soit en raison du dérèglement climatique (irrégularisation du régime des pluies notamment), du stress hydrique, de l’érosion de la fertilité de certains sols, des problèmes phytosanitaires ou des espèces invasives (listes des calamités hélas non exhaustive). Dans ces conditions, il est légitime de se demander « quoi manger » et de souhaiter réduire la consommation de produits carnés, surtout si ceux-ci sont produits de façon nuisible au climat et aux écosystèmes et/ou de manière concurrente à l’alimentation humaine.
Dans les polémiques qui entourent la consommation de viande dans le monde actuel, on lit un nombre croissant d’articles qui plaident tout à la fois pour une réduction de l’impact lié à l’élevage bovin et pour inciter la « transition » du bœuf vers le poulet et le porc. Or ces ceux animaux, porc et poulet, s’élèvent de manière moderne avec une alimentation qui entre pour une part majoritaire en concurrence directe avec celle de l’homme. C’est indéniable, les céréales et légumineuses distribuées aux poulets et aux porcs pourraient nourrir des populations humaines. L’herbe des prairies permanentes, non. Cette « concurrence » n’en est actuellement pas vraiment une. Avec des rendements céréaliers très supérieurs à l’échelle planétaire aux besoins humains, la part disponible pour l’alimentation animale est en apparence très suffisante. Les famines demeurent des phénomènes socialement construits, tributaires de l’organisation des sociétés humaines. La civilisation actuelle dispose des moyens matériels et énergétiques pour éradiquer la faim dans le monde. Calories et carburant ne manquent pas, seule la volonté politique (ou son absence) explique la famine (pour l’instant). Mais ce ne sera sans doute pas toujours le cas.
Alors, pourquoi « ne pas » envisager de se passer en priorité des vaches, qui émettent beaucoup de méthane et sont également grosses consommatrices de céréales et protéagineux pour l’engraissement et la production laitière ?
La réponse est simple : saurons-nous maintenir durablement, en France, des rendements de blé de plus de 80 quintaux par hectare ? La réponse est sans doute négative. Ces rendements ne sont possibles qu’avec un climat stable et une abondance d’énergies fossiles : du fuel, des tracteurs puissants, des engrais chimiques largement disponibles et peu chers, un climat raisonnablement constant et clément, avec un régime des pluies favorable, sans épisodes climatiques extrêmes destructeurs de récoltes (gels extrêmes en période de germination, étés humides qui empêchent la moisson, …). Or si le contexte agricole devient plus contrait, notamment pour ce qui est de la disponibilité des céréales, l’élevage porcin ou aviaire non limité ne sera plus possible. Il faudra se contenter à nouveau des sous-produits et des excédents disponibles pour alimenter ces élevages. D’ailleurs, il est intéressant de constater que, depuis une trentaines d’années, on a interdit, pour des « allégations sanitaires », l’alimentation des porcs et des volailles avec les déchets alimentaires. Cette alimentation « 100% végétale » est maintenant valorisée, alors qu’elle constitue une aberration historique. Pour les porcs, seul le risque de peste porcine justifie une telle interdiction, par ingestion de viande porcine mal cuite et contaminée. Le risque est infime, asymptotique, mais assure les vendeurs d’aliment animal qu’ils ne sont pas en concurrence, par exemple, avec les invendus de la grande distribution. Viser un recyclage « à 90% » du gaspillage alimentaire par l’élevage des poules et des porcs serait sans doute bien plus sage que de les alimenter avec du soja brésilien ou de l’orge de la Beauce. De même, dans un contexte de marché libre, comment empêcher l’accaparement des grains par les élevages destinés à nourrir les classes sociales aisées au détriment des plus modestes ? Le maintien d’une disponibilité des grains français à l’export, outre les bénéfices en termes de balance du commerce extérieur, doit également s’appréhender en termes de tension mondiale sur les produits alimentaires. Un coup d’œil sur le site de l’observatoire des complexités économiques[35] vous apprendra par exemple que la France est, en valeur, exportatrice d’un peu plus de 6% des céréales échangées sur les marchés mondiaux. Si une bonne moitié de la valeur de ces exportations françaises est échangée en Europe, près du quart est vendu aux pays d’Afrique du nord (Maroc, Algérie, Tunisie, Egypte et indirectement sans doute, Lybie). Il n’est pas exagéré de dire que « la Beauce nourrit Alger ». Très concrètement, une baisse de 25% des rendements français ne menacerait pas notre sécurité alimentaire, mais celle de pays qui n’auraient pas forcément les moyens d’acheter le blé de consommation humaine plus cher que les éleveurs européens de volailles ou de porcs.
Dans ces conditions, utiliser une part croissante de la récolte de grains pour nourrir poules et porcs, pour engraisser ovins et bovins et stimuler la production laitière est un non-sens. Et remplacer le bœuf par le poulet et le porc sans réduire fortement notre consommation de viande est non seulement insoutenable mais également irresponsable sur le plan humain. Même si, objectivement, le système économique actuel du « marché » libre ne permet pas d’assumer une priorité à l’alimentation humaine sur le plan international.
Les élevages bovins et ovins n’ont pas intrinsèquement ce problème de dépendance aux grains : il y aura toujours une part importante des terres agricoles non valorisables en grandes cultures et qui pourront demeurer en prairies, notamment les zones trop en pente pour être mécanisées. Par ailleurs, la rotation avec prairies temporaires demeurera toujours importante dans le maintien de la fertilité des sols, de même que la production de fumiers animaux, de cuir et de laine pour remplacer les produits issus de la chimie du pétrole, aux côtés du renouveau des plantes « techniques » (lin, chanvre, ortie, …). Enfin, l’apport possible de la traction animale bovine ne doit pas être sous-estimé sur le long terme. Si aujourd’hui les bovins émettent à l’échelle mondiale trop de méthane et consomment trop de grain, c’est parce qu’ils sont trop nombreux, que nous consommons trop de produits laitiers et trop de viande bouchère trop grasse. La réduction des cheptels est aussi inéluctable que souhaitable. Elle devrait s’accompagner d’un arrêt de la course à la sélection pondérale pour rechercher une plus grande rusticité des animaux et une adaptation aux conditions climatiques. En contrepartie, recourir au travail animal pour certaines activités n’est pas dénué d’intérêt, la vache étant objectivement plus « résiliente et low tech » qu’un moteur à batterie au lithium, tout en étant capable de tirer un outil agricole moderne en acier.
Bien entendu, l’alternative existe : une agriculture « sans élevage » avec des prairies rendues à une évolution libre et donc à la forêt, qui permettrait un régime à origine exclusivement végétal. Outre que la capacité à pousser des jeunes forêts en contexte de changement climatique est plus incertaine que l’herbe des prairies, une forêt stocke le carbone dans des quantités similaires à une prairie, l’essentiel étant dans le sol. Mais cette agriculture « sans élevage », pour nourrir les populations, aurait besoin à la fois de traction mécanique et de (beaucoup) d’engrais chimiques. Donc d’acier, de pétrole, de cuivre et autres matériaux « clef » de la modernité. Les bovins et les ovins quant à eux évoluent avec nous dans les paysages de l’Europe occidentale, pour meilleur comme pour le pire, depuis des milliers d’années. Leur élevage a façonné le bocage, porteur d’une biodiversité unique. Les prairies permanentes sont des puits de carbone efficaces. Si les bovins et les ovins consomment de l’eau, ils participent aussi à la fertilité des prairies par leur urine et leurs déjections, ainsi qu’au cycle des plantes de ces écosystèmes dont les graines, non digérées, sont semées « en condition favorables ». Au bout du compte, une vache broutant dans un champ et aidant à produire des céréales localement par son fumier demeurera toujours plus « durable » qu’un champ cultivé avec des ammonitrates épandus par un tracteur en acier, fut-il électrique et à batterie au lithium alimentée par panneau solaire au silicium. Et outre cette « durabilité » elle apportera toujours, comme à la période médiévale, sécurité et autonomie alimentaire aux populations locales, à condition de ne pas « désapprendre » ce que les trois derniers siècles d’agronomie nous ont permis de découvrir d’utile.
La question de l’élevage ne se limite pas à la seule production de viande. C’est peut-être la leçon la plus importante que l’histoire médiévale nous laisse en héritage. L’agriculture est un système, dont le socle doit reposer sur des populations rurales autonomes ET des animaux d’élevage qui façonnent les paysages ensemble. Il faut se méfier des actions prescriptives issues du comportement des populations urbaines dominantes. Elles entrainent des biais de compréhension préjudiciables. La consommation de viande bovine ne doit pas être dévalorisée par principe. A condition, bien entendu, de se demander de quel bœuf parle-on, d’accepter de manger moins de viande et de laitages en quantité, mais aussi se nous « contenter » de bovins de réforme ou d’animaux ayant atteint leur seule maturité sur l’herbe : des viandes moins grasses (donc meilleures à la santé), certes moins tendres, mais plus « durables » et fortuitement compatibles avec l’habitude actuelle de consommation majoritaire de viande hachée (le frigo et le hachoir, les alliés modernes de la viande coriace). Pour longtemps encore, la polyculture-élevage dans un bocage de quelques vaches et moutons aux côtés de la production de céréales et légumineuses demeurera un système bien plus soutenable que la production intensive de céréales en champs de grande culture ayant comme débouchés des stabulations porcines ou des élevages intensifs de volailles. Même si certains « calculateurs des gaz à effet de serre » prétendent le contraire[36].
[1] Yvan Lepage : “Evolution de la consommation d’aliments carnés aux XIXe et XXe siècles en Europe occidentale », Revue belge de Philologie et d’Histoire [2] Forrest Capie and Richard Perren : “The British Market for Meat 1850-1914”, Agricultural History, Londres, Agricultural History Society , Vol. 54, No. 4 (Oct., 1980), pp. 502-515. [3] Marie-Pierre HORARD et Bruno LAURIOUX (dir.) : Pour une histoire de la viande ; collection « Tables des hommes », Tours et Rennes, Presses Universitaires de Rennes – Presses Universitaires François-Rabelais, 450 pages, page 15. [4] Bruno LAURIOUX : Manger au Moyen Âge ; Paris, Pluriel, 2002, 300 pages, p. 73. [5] Boris BOVE : 1328 – 1453 Le temps de la guerre de Cent Ans ; Paris, Folio histoire de France, Gallimard, 2009, 850 pages, p. 681. [6] Bruno LAURIOUX : op. cit., p. 69. [7] Frédérique AUDOIN-ROUZEAU : « Elevage et alimentation dans l’espace européen au Moyen-âge – Cartographie des ossements animaux », dans Franco MORENZONI et Élisabeth MORNET : Milieux naturels, espaces sociaux – études offertes à Robert Delort ; Paris, Editions de la Sorbonne, 1997, 761 pages, pp. 143-159. [8] Frédérique AUDOIN-ROUZEAU : « Compter et mesurer les os animaux. Pour une histoire de l’élevage et de l’alimentation en Europe de l’Antiquité aux Temps Modernes » ; Histoire et Mesure, Paris, Editions de l’EHESS, 1995, X-3/4, pp. 277-312 [9] Gilles FUMEY reçu par Dominique ROUSSET : « Planète alimentation : traditions et désordres », Nos Géographies, France Culture, 15 octobre 2020, https://www.franceculture.fr/ [10] Le châtaignier en France ne connait un réel essor après le XIIe siècle que dans le sud-ouest. Encore se trouve-il en concurrence avec la culture céréalière et la vigne. L’essor de la châtaigne dans l’alimentation débute après le XVIe siècle et connait son apogée au XIXe siècle, dans un contexte de début de déprise agricole et d’exode rural qui vit le recul de la production céréalière locale de subsistance et la dépendance des éleveurs. Voir Chantal LEROYER : « Apparition et diffusion du châtaignier (Castanea sativa) en Dordogne : l’apport de la palynologie », Des hommes et des plantes. Exploitation du milieu et gestion des ressources végétales de la préhistoire à nos jours ; XXXe rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes, Editions APDCA, Antibes, 2010, pp.211-224. [11] Mickaël WILMART : « L’alimentation ordinaire en Brie à la fin du Moyen Âge » in Damien BLANCHARD et Pierre CHARON : L’alimentation en Brie des origines à nos jours. Actes du colloque de Meaux, 5 avril 2014, Société historique de Meaux et sa région, pp.79-106, 2015. [12] Georges COMET : « Technology and agricultural expansion in the middle ages : the example of France north of the Loire. » Grenville ASTILL John LANGDON (éditeurs), Medieval farming and technology: The impact of agricultural change in Northwest Europe. Londres, Brill, 1997. [13] L’exemple n’est pas donné au hasard : le navet (rave) est presque la seule culture fourragère « de plein champ » connue à la période médiévale. Voir Bruno LAURIOUX : op. cit., p. 60. [14] En aparté sur les rendements céréaliers il faut garder à l’esprit que l’agriculture médiévale pensait en termes de « grains récoltés pour un grain semé », avec une part importante de la récolte réservée aux semis et donc « indisponible » sous peine de compromettre durablement la culture. Avec des taux de semis supérieurs aux nôtres et en l’absence de filières spécifiques de production de semences, la question cruciale est « combien de grains récoltés pour un grain semé ». Le « rendement » médiéval du « blé » est ainsi environ de 5 grains récoltés pour un grain semé, soit, avec la nécessité de réserver 150kg à l’hectare pour les semis, environ 7,5 quintaux de grain « produit » mais 6 quintaux de grain « disponible », soit 5,5 quintaux « consommables », ce qui nous ramène aux « 5 quintaux à l’hectare » souvent cités dans divers articles. La recherche récente a réévalué l’importance du seigle dans la production paysanne de base, le froment ayant sans doute été maintenu essentiellement pour des raisons de « prestige » par les classes dominantes, la plupart du temps contre toute rationalité économique. Voir Georges COMET : « Productivité et rendements céréaliers : de l’histoire à l’archéologie » ; Actes du Ve Congrès international d’Archéologie Médiévale, Grenoble, Actes des congrès de la Société d’Archéologie Médiévale, 1993, pp. 87-91. [15] De manière simplifiée, les « issues de triage et criblures » renvoie au triage du grain pour la consommation humaine. Lorsque le grain est battu, à la moissonneuse batteuse au ou au fléau à main, il est encore mélangé à des graines d’adventices, du son, de la paille, voire des sables. Un tamisage plus ou moins fin permet d’éliminer ces déchets impropres à la consommation, mais aussi bon nombre de grains cassés, mal conformés ou sous-calibrés, qui représentent quand même une certaine quantité de calories. Les normes « modernes » de qualité font que, même en 2021, les « issues de triage » peuvent représenter de 5 à 10% d’une récolte pour certains grains difficiles à trier (lentilles, épeautre) et qu’il est donc intéressant, comme au moyen-âge, de valoriser en alimentation animale. [16] Boris BOVE : op. cit. p. 676. [17] Bruno LAURIOUX : op. cit., p. 87. [18] Philip SLAVIN : “Chicken Husbandryin Late-Medieval Eastern England : c.1250-1400”, .Anthropozoologica, numéro 44, 2009, pp.35-56. [19] Perrine MANE : « Noire géline pond blanc œuf ou Poules et poulaillers médiévaux », Revue d’ethnoécologie [En ligne], 12 | 2017. URL : http://journals.openedition.org [20] Philip SLAVIN : op. cit. p. 50. [21] Les Caprinae ou caprins forment une sous-famille des Bovidae qui comprend moutons et chèvres. Dans les fosses archéologiques, en l’absence du crâne, il est généralement difficile de différencier les restes présents, ce qui génère des ambiguïtés. N.d.A. [22] Perrine MANE et Mickaël WILMART : « L’organisation de l’élevage ovin d’après le traité de Jean de Brie et l’iconographie médiévale » ; Revue d’Ethnozootechnie, Société d’Ethnozootechnie, 2011, pp.47-53. [23] Ramon A. BANEGAZ LOPEZ : « Evolution de la consommation de viande de mouton en Catalogne au long du moyen-âge », dans Marie-Pierre HORARD et Bruno LAURIOUX (dir.) : op. cit. ; p. 151. [24] Voir notamment Julius KLEIN : The Mesta, a Study in Spanish Economic History, 1273-1836, Harvard, 1920, Harvard University Press, 444 pages. [25] Robert SOMMER : “Late Pleistocene and Holocene development of the felid fauna (Felidae) of Europe: a review” ; Journal of Zoology, publication en ligne, 2006, https://doi.org/10.1111/j.1469-7998.2005.00040.x [26] Cette réalité demeure vraie en 2021 : un bovin adulte se contient sans peine à l’aide d’un simple fil de clôture électrifié ou de deux rangs de barbelés (deux fils électriques ou quatre rangs pour les veaux). Les caprins et volailles de plein champ sont beaucoup plus exigeants en termes de clôtures et plus vulnérables aux prédations). [27] Alain GUERREAU : « L’étude de l’économie médiévale: genèse et problèmes actuels », dans Jacques LE GOFF (dir.), Le Moyen Âge aujourd’hui. Trois regards contemporains sur le Moyen Age: histoire, théologie, cinéma, 1991, Cerisy-la-Salle, PUF, p.50. La dent verticale de la herse pulvérise les mottes de terre et permet un lit de semence affiné, ce qui améliore la germination des céréales et réduit les doses de grain à semer, mais elle doit pour ce faire être trainée à la vitesse d’un cheval au pas, presque deux fois plus vite que ne peut le faire le bœuf. [28] Voir Frédéric DENHEZ : Le Sol, enquête sur un bien en péril ; Paris, Champs actuel, 2014, 236 pages, pp. 30-33. [29] Voir par exemple Sylvain BURRI : « Essartage, culture temporaire et habitat en Basse-Provence entre Moyen Âge et première modernité (xiiie-xvi e siècles) », Histoire & Sociétés Rurales, 2016/2, (Vol. 46), pages 31 à 68. [30] Frédérique AUDOIN-ROUZEAU : « Compter et mesurer les os animaux… » op. cit. p. 284. [31] Voir valeurs de référence sur le site institutionnel de la Maison Nationale des Eleveurs, « Races de France », https://www.racesdefrance.fr/ Valeurs consultées pour 2021. [32] Colin DUVAL et Benoît CLAVEL, « Bœufs gaulois et bœufs français : morphologies animales et dynamiques économiques au cours de La Tène et des périodes historiques », Paris, Gallia, 75, 2018, pp. 141-171. [33] Frédérique AUDOIN-ROUZEAU : « Compter et mesurer les os animaux… » op. cit. p. 285. [34] “Agriculture 1500-1793 – A History of the County of Wiltshire”, dans Elizabeth CRITTAL (ed.): British History Online, Londres, Victoria County History, 1959, pp. 43-64. [35] https://oec.world/en [36] De manière peu visible, certains chercheurs explorent tout de même la contribution positive de l’élevage extensif sur prairie permanente, que cela soit sous l’angle des services écosystémiques, mais aussi du bilan des gaz à effet de serre. Voir par exemple W.R. TEAGUE et al. : “The role of ruminants in reducing agriculture’s carbon footprint in North America”, Journal of Soil and Water Conservation, Journal of Soil and Water Conservation, 2016, DOI: 10.2489/jswc.71.2.1