Energie et ressources

L’avenir de l’humanité se joue-t-il au Canada et Venezuela ?

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Notre avenir énergétique et climatique (donc notre avenir tout court) se joue-t-il au Canada et au Vénézuela ?

Le pétrole fournit 31% de notre consommation d’énergie, dont 90-95% de l’énergie des transports (voiture, camion, avion, bateau), la majorité de la pétrochimie (intrants agricoles, médicaments, plastiques…) loin devant le gaz. Au-delà des chiffres, qui ne rendent que partiellement compte de la réalité, le pétrole est le système sanguin de nos existences. Et par renforcement synergique des énergies, plus de pétrole = plus de consommation de charbon, de gaz, de nucléaire et d’énergies renouvelables (et moins de pétrole = moins de renouvelables ? hypothèse à suivre).

Au moindre mini-manque, c’est la panique chez les Chefs d’Etat. Joe Biden, quelques mois après avoir promis de réduire les émissions des US de plus de moitié d’ici 2030 par rapport à 2005 (il va falloir se dépêcher, il reste 8 ans, 1 mois et 2 semaines), réagit au mini-manque actuel de carburant (une piqûre de moustique par rapport à l’effort auquel il s’est engagé) en suppliant à genoux l’OPEP de produire davantage de pétrole. Ce serait risible si ce n’était pas aussi pathétique (et grave).

C’est également la panique chez les agriculteurs, les transporteurs, les automobilistes, l’industrie… et ceux qui ont faim, le prix des denrées alimentaires étant lié à celui des intrants agricoles (carburants, engrais, pesticides), lui-même intimement lié à celui du pétrole. Le lien entre prix des denrées alimentaires et instabilité politique est complexe ; pour aller plus loin, l’Université de Birmingham a récemment réalisé une revue de la littérature scientifique sur le sujet.

Ce dont avons témoigné lors du choc pétrolier de 2007-2008, et ce dont nous témoignons actuellement, est relativement bénin par rapport à ce qui pourrait suivre, et par rapport à l’effort à fournir pour lutter contre le dérèglement climatique. Personne, même les plus motivés, ne se rend réellement compte des transformations technologiques et sociales qu’implique une sortie du pétrole quasi-totale et socialement équitable, d’ici 30-40 ans. Si les plus riches veulent en consommer toujours plus, cela ferait porter un effort encore plus conséquent sur les 80-90% du bas : ça ne passera pas, ce n’est même pas mathématiquement cohérent pour faire reboucler l’équation.

Les réserves prouvées sont les quantités de pétrole présentant une probabilité de récupération d’au moins 90%, grâce aux techniques et aux conditions économiques du moment. Les quantités de pétrole plus importantes dont la probabilité de récupération atteint 50% sont les réserves « probables ». On parle de réserves « possibles » lorsque la probabilité de récupération dans un gisement descend à 10%. Cette classification ne fait pas l’unanimité parmi les experts. Nonobstant ces limites, cet article invite à une réflexion sur les réserves prouvées (qui devraient suffire à faire passer le message) avant de conclure sur les solutions s’offrant à nous pour sortir du pétrole d’ici 30 ans.

Le Canada et le Venezuela abritent environ 28% des réserves prouvées de pétrole. Cette part est vouée à s’accroitre à mesure que s’épuisent les réserves conventionnelles, physiquement plus faciles à extraire et moins couteuses. Pour rappel, l’Agence Internationale de l’Energie a acté que le pic de pétrole « conventionnel » fut franchi au milieu des années 2000. Il va donc falloir de plus en plus reposer sur la production de pétrole « non-conventionnel » pour boucher le trou : pétrole de roche mère américain, sables bitumineux du Canada (97% des réserves prouvées du Canada), pétrole lourd et extra-lourd du Venezuela…

pétrole réserves

On dit qu’estimer les réserves de pétrole est aussi fiable qu’estimer la surface d’un appartement en regardant par le trou de la serrure. Peut-être. Il n’empêche que ça reste une donnée attentivement évaluée, ré-évaluée, auditée, revérifiée empiriquement etc. (ex. en 2019 un audit indépendant des réserves saoudiennes collait avec les estimations de BP). A supposer que les estimations de BP soient justes, il n’y a pas de quoi se pavaner pour les tenants de la croissance infinie, apparemment très fiers du fait que « ça fait 40 ans qu’il reste 40 ans de pétrole ».

Premièrement, le fait que les réserves aient été réévaluées à la hausse au cours des années 2000 n’est absolument pas une bonne nouvelle pour le climat, et l’environnement en général. Si vous rencontrez une personne se prétendant soucieuse du climat, et qui « en même temps » se réjouit du fait qu’il resterait « beaucoup de pétrole, y compris en Arctique », ce n’est pas cohérent.

Deuxièmement, comme on peut l’observer sur le graphique ci-dessous, la réévaluation à la hausse des réserves est essentiellement du fait de deux pays : le Canada et le Venezuela. On en est donc là. Cela confirme une énième fois qu’il ne faut plus « espérer » trouver par magie du pétrole sympathique à exploiter, pour lequel il n’y a qu’à se baisser, et qui soit relativement peu polluant. Ce pétrole sympathique a en quasi-totalité été brulé, en à peine quelques décennies (la quasi-totalité du pétrole consommé par l’humanité l’a été depuis les années 60). Et il ne reviendra jamais.

Voilà qui est malin, et qui n’invite guère à fanfaronner lorsqu’on observe que les explorateurs en sont acculés à lorgner sur l’Arctique et les grands fonds marins (mais Total « Energies » est manifestement fier de cette « aventure humaine, technologique et industrielle exceptionnelle », dont la cohérence avec son « ambition de neutralité carbone à horizon 2050 » saute effectivement aux yeux).

pétrole évolution réserves

Bref. Il reste essentiellement devant nous du pétrole bien dégueulasse. Les réserves du Canada et du Venezuela sont très polluantes à exploiter, et émissives de Gaz à Effet de Serre. Elles présentent un très faible Taux de Retour Energétique (TRE autour de 4 pour le Canada, 3 pour le principal champ du Venezuela qu’est Hamaca). Cela signifie que par rapport à des gisements au TRE plus « classique » autour de 15, le pétrole du Canada et du Venezuela nécessite 4 fois plus d’énergie, et génère ainsi, toutes choses égales par ailleurs, 4 fois plus d’émissions de gaz à effet de serre pour être extrait.

Mais n’ayez crainte, en ce qui concerne les sables bitumineux, le développement des « énergies alternatives bas-carbone » que sont les SMR (Petits Réacteurs nucléaires Modulaires) devraient permettre de produire la chaleur nécessaire pour fluidifier le bitume in situ, et l’extraire plus facilement. Ce n’est pas pour taper sur le nucléaire : les énergies renouvelables ne sont pas en reste pour saisir l’opportunité de ce marché du raclage des fonds de tiroirs. Business is business.

Troisièmement, il n’est pas du tout acquis que l’évaluation des réserves du Venezuela soit exacte, ni que ces réserves ne soient exploitées dans leur totalité. Pour le moment, son industrie pétrolière est moribonde, voire effondrée. Elle produisait environ 3 millions de barils par jour au début des années 2000, environ 1 million aujourd’hui. A court-moyen terme, il apparait difficile d’imaginer que sa production ne permette significativement de reboucher le trou.

Quatrièmement, les réserves sont estimées avec la technologie et le prix du moment. Si la technologie progresse ou le prix augmente, les réserves seront réévaluées à la hausse. Cependant, encore faut-il que les consommateurs puissent se le payer, ce pétrole ! Les prix fluctuent depuis 2005 autour d’un niveau plutôt élevé (cf. graphique ci-dessous), et provoquent des secousses économiques et sociales importantes (ex. flambée du prix des carburants, des denrées alimentaires, et d’à peu près tout), suggérant que les sociétés peuvent difficilement tenir durablement avec des prix beaucoup plus élevés et/ou volatils qu’actuellement. Un problème majeur du pic pétrolier est ainsi l’augmentation de la volatilité des cours, où tout le monde est perdant (sauf les traders).

Prix pétrole

Les réserves prouvées peuvent augmenter, mais elles peuvent également diminuer :

  • Si les découvertes sont plus faibles que la consommation (genre un peu ce qu’il se passe, Rystad Energy estimant en outre actuellement un taux de remplacement de 19% du pétrole conventionnel).
  • Si le prix que les consommateurs sont en mesure de payer décline (effet ciseaux entre un coût d’extraction croissant et une capacité à payer décroissante).
  • Si on décide politiquement de ne pas exploiter telle ou telle réserve (par exemple histoire de limiter le plus possible le réchauffement climatique et éviter un monde en guerre pour nos enfants… pourquoi pas après tout) et/ou de couper les financements.
  • Si les estimations de réserves comme celles du Venezuela se révèlent être du flan, ou si le prix du pétrole ne demeure pas assez élevé
  • Si la technologie régresse car le système s’effrite voire s’écroule, dépassé par sa propre complexité et/ou par les quantités de ressources nécessaires à son fonctionnement: cela peut paraitre lointain (ou pas) mais soyons ouverts d’esprit… le système né de la Grande Accélération n’a qu’une quarantaine d’années, et il peut se passer beaucoup de choses d’ici 2060, il s’en passe déjà pas mal depuis début 2020.

Enfin, rappelons que les « réserves » ne disent pas forcément grand-chose sur ce qui restera disponible pour l’Europe et la France. Par exemple une majorité de la production pétrolière canadienne est destinée à l’exportation vers les Etats-Unis. Il n’est pas non plus impossible que les pays exportateurs souhaitent de moins en moins nous exporter du pétrole, et de plus en plus le garder pour eux-mêmes (parce qu’ils se « développent », parce qu’ils veulent gérer la ressource à long-terme, parce qu’ils auront besoin d’énergie pour s’adapter aux sécheresses et vagues de chaleur induites par le changement climatique… bref).

Rappelons aussi que ce n’est pas parce qu’il resterait « 40 ans de réserves » (ce qui ne veut pas dire grand-chose), qu’on est tranquilles 40 ans. Il peut rester « 40 ans de réserve », avec une dernière goutte de pétrole brulée en l’an 3000, mais avec une production qui commencerait à décliner dès aujourd’hui (d’aucuns disent que cela a démarré en 2018). Eventuellement avec des remontées de temps en temps, mais avec un déclin inexorable.

Ceci un monde que nous ne connaissons pas, et dont on ne peut pas être sûr qu’il soit tranquille.

Pour le moment, les alternatives ne sont pas prêtes, et sont loin de l’être. Pour en revenir à Joe Biden implorant l’OPEP, nous aurions pu alternativement l’imaginer annoncer à son peuple « chouette, ça tombe très bien, on a préparé plein de panneaux solaires pour faire rouler vos voitures électriques ». Mais cela n’existe pas. Ni aux Etats-Unis, ni ailleurs.

Côté positif, la consommation énergétique européenne de pétrole a atteint son pic en 2005, et a diminué d’environ 13% depuis. Le premier petit bout facile du chemin est fait, yay 😊. Pour poursuivre et terminer le travail, on pourrait savoir faire :

  • Alléger et électrifier les voitures;
  • Une électrification totale du parc va prendre du temps, et ne sera peut-être jamais possible (ex. pénurie de semi-conducteurs qui risque de durer, contraintes sur les métaux critiques comme le lithium, qui seront d’autant plus forte si l’on privilégie la production de SUV électriques, très consommatrices de métaux mais plus rentables pour les constructeurs), ce qui soulève la question de fixer des quotas progressivement décroissants à la consommation de carburant, les mêmes pour tous, ce qui techniquement beaucoup plus efficace, et socialement beaucoup plus juste que des taxes qui ne font que frapper encore plus durement les pauvres et sont indolores et inopérants pour les riches; le rationnement doit en premier lieu protéger la sécurité énergétique et le pouvoir d’achat des plus démunis, en second lieu celui des classes moyennes ;
  • Développer les circuits courts, le camion électrique, à hydrogène, ou au biogaz (whatever works, je m’en fous) et redévelopper le fret ferroviaire ;
  • Inverser la tendance à l’étalement urbain et redensifier les villes ;
  • Consommer moins de trucs et de machins (éliminer pour de bon le gaspillage alimentaire, consommer 2000 et non 3000 calories par jour, déconsommer… bref des tendances déjà plus ou moins engagées) ;
  • Accélérer la transition vers l’agriculture de conservation, qui présente le potentiel de réduire significativement la consommation de carburant (ex. moins de passages voire pas de passages avec le tracteur pour travailler le sol) et autres intrants dérivés du pétrole ; la PAC devrait favoriser davantage le couvert permanent, la diversification et rotation des cultures, le moindre travail du sol, la replantation de haies etc. ;
  • Fixer une limite définitive à la consommation du transport aérien, et diminuer cette limite de 2-3% par an jusqu’à atteindre la neutralité carbone (le secteur prétend pouvoir atteindre cet objectif d’ici 2050 ou 2060, donc cette règle ne changerait rien pour lui, c’est juste histoire de s’assurer que la promesse est tenue, on ne sait jamais après tout), ce qui incitera les industriels à accélérer l’innovation dans les alternatives bas-carbone; à défaut, il faudra moins prendre l’avion, c’est comme ça, on ne peut pas tolérer que les agriculteurs et les pauvres soient étranglés par la contrainte énergétique, pendant que les plus aisés consomment de plus en plus une ressource de plus en plus rare, pour des usages non-essentiels ;
  • Se débarrasser définitivement du chauffage au fioul (c’est en bonne voie, mais il reste du chemin à faire, en accélérant et en renforçant par exemple la réglementation envers les propriétaires), concernant lui aussi particulièrement les ménages les plus modestes ne pouvant assumer les coûts de la transition énergétique, et premières victimes des crises énergétiques.

C’est techniquement faisable, et de toute façon physiquement inéluctable, tôt ou tard. La seule question qui demeure est le caractère socialement équitable de la manœuvre.

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