Le transport aérien a-t-il pris la mesure de l’enjeu Energie-Climat ?

On a des fois l’impression que le secteur du transport aérien est complètement à la ramasse. Sérieusement, c’est quoi cette promesse d’EasyJet ?! « Nous nous engageons à vous accueillir à bord de ces avions zéro émission dès que ces technologies innovantes nous le permettront ». Encore heureux. Il ne manquerait plus que les compagnies aériennes rejettent des technologies zéro-émission qui seraient disponibles…
D’autres acteurs du secteur, dont des amis personnels, ont sincèrement conscience que le greenwashing fonctionne de moins en moins (voire est contreproductif… d’ailleurs cette pub d’EasyJet aura généré un gros bad buzz sur LinkedIn, réseau social sur lequel la population typiquement ciblée par la pub est surreprésentée, mais de plus en plus vigilante). Ils ont conscience qu’on parle bien ici de la survie de leur activité. L’objet de cet article n’est pas d’exacerber la vindicte populaire croissante contre le transport aérien (de la part des militants climat, des plus démunis déjà affectés par le changement climatique un peu partout dans le monde, et des populations en insécurité énergétique, de droite comme de gauche comme de rien). Le but est d’imaginer comment le secteur peut encore exister dans le monde de demain, avec tous les emplois industriels et touristiques à la clé, sans parler des besoins professionnels et familiaux des voyageurs.
Quelques chiffres avant tout :
- L’aviation représente 2,5% des émissions mondiales de CO2, et depuis 2010 ses émissions augmentent de 4-5% par an, taux de croissance dont seul le secteur numérique se rapproche (sur lequel il y aurait également beaucoup à dire sur la manière dont il faudrait faire plafonner puis décroitre l’empreinte carbone).
- Une fois qu’on tient compte du forçage radiatif complet, c’est à dire en intégrant les gaz et aérosols à courte durée de vie (notamment l’effet des trainées de condensation et des cirrus induits, et la production d’ozone par les émissions de NOx), l’aviation devient plutôt responsable de 3,5% du changement climatique d’origine anthropique.
- Un calcul simple permet de se rendre compte que si le forçage radiatif complet du transport aérien croit ne serait-ce de 2% par an d’ici 2050 (ce qui est déjà assez ambitieux), et que le forçage radiatif des autres secteurs diminue de 2% par an (ce qui n’est pas très ambitieux, et en fait largement insuffisant), la part de l’aviation passe de 3,5% à 11% en 2050. En étant moins « optimiste » sur les hypothèses, cette part pourrait s’élever jusqu’à 20-25%. Et l’histoire de ces chiffres ne s’arrêtera pas en 2050…
Mais probablement bien avant 2050, dans un contexte de réchauffement climatique de plus en plus insupportable (où les gens constateraient « pour de vrai » ce qu’est un monde à +1,5 – +2C, ce qui serait radicalement différent de l’état d’esprit actuel), où le réchauffement serait toujours insuffisamment sous contrôle (ex. les scientifiques annoncent qu’on s’achemine vers +2,5 voire +3C), et où le problème se verrait aggravé par une contrainte pétrolière qui, telles que les choses sont parties, pourrait encore davantage fragiliser les plus démunis…
… consacrer une part croissante de notre budget carbone et de la ressource pétrolière à un usage relativement peu essentiel, bénéficiant aux plus aisés, risquerait de ne plus passer du tout. Sur le plan quantitatif comme sur le plan « symbolique » (si tant est qu’il y ait quoi que ce soit de « symbolique » à la justice énergétique et sociale), ce serait jugé comme étant de moins en moins admissible. Les zadistes et autres militants seraient de plus en plus nombreux et de moins en moins non-violents. Les Gilets Jaunes, agriculteurs, et autres populations déjà en grosse insécurité énergétique aujourd’hui, seraient de moins en moins patients face à une « transition énergétique » faisant surtout peser les efforts sur leurs épaules, et non sur ceux qui consomment le plus d’énergie fossile et émettent le plus de CO2.
Bref, si le transport aérien ne tient pas ses promesses de neutralité carbone (ou presque), on parle d’une d’acceptabilité socio-politique de plus en plus faible. Des germes de ce scénario sont déjà observables aujourd’hui. Par exemple, l’Union européenne veut diminuer l’usage de l’avion à l’intérieur de ses frontières par une taxe sur le kérosène (l’écart entre la taxation du kérosène et celle du carburant des automobiles est un concept qui défie l’entendement des populations contraintes de prendre leur voiture pour vivre, et ont de moins en moins de quoi vivre). Toutes choses égales par ailleurs, cette mesure menacerait un vol sur 10 à horizon 2050. Mais toutes les choses ne seront pas égales par ailleurs : on n’est qu’en 2021, et à l’image des conséquences du dérèglement climatique, la pression politique risque d’être non-linéaire.
Il y a le bâton, mais aussi la carotte : les 15 milliards d’euros du plan de soutien de l’Etat français à la filière aéronautique consistent essentiellement à éviter au secteur de couler, mais 1,5 milliards d’euros seront consacrés, sur trois ans, à la recherche et au développement pour la décarbonation (en matière de soutien public à la R&D industrielle, ce n’est pas un montant négligeable, croyez-moi… évaluer des dispositifs de soutien à l’économie fait partie de mon métier).
Pour continuer à exister dans la deuxième partie du siècle, il y a mathématiquement trois leviers :
- Gagner en efficience énergétique par kilomètre parcouru (c’est déjà le cas, le secteur réalise de vrais progrès sur ce point).
- Diminuer le nombre de kilomètres parcourus (ce n’est pas le cas, loin de là, donc l’empreinte du secteur augmente dans les proportions déjà évoquées).
- Planter des arbres pour compenser les émissions (mais attention, il n’y aura pas assez de forêts pour tout le monde, loin de là, donc là aussi ça pose la question de la part de notre « budget compensation » qu’on sera prêts à consacrer au transport aérien)
- Développer des motorisations ou du carburant à faibles émissions.
Sur ce dernier levier, je comprends qu’il existe essentiellement quatre solutions :
- Le kérosène synthétique à faible émission (encore faut-il faire rentrer dans le process de l’hydrogène produit par électrolyse de l’eau avec de l’électricité verte, et du CO2 extrait de l’air de manière énergétiquement efficiente… on est pour le moment très loin d’une telle perspective).
- Le moteur à hydrogène (on en aura éventuellement un premier en 2035…).
- L’ammoniac-énergie, en cours de recherche également ; les avions risquent d’être trop lourds et volumineux pour un usage commercial, mais à suivre.
- Le moteur électrique, dont la densité énergétique des batteries serait cependant un frein majeur.
Tout cela est loin d’être au point de manière à passer à grande échelle. Pour le moment, on signe des contrats juteux pour des avions traditionnels, et a priori ce n’est pas pour les envoyer à la casse dans 10 ans.
Mais peu importe. Le secteur promet la neutralité carbone, donc qu’il active les leviers qui le permettront, disons d’ici 2070 pour se donner un peu de souplesse et tenir compte des difficultés techniques de la décarbonation de l’aviation.
Histoire quand même de s’assurer que la promesse est tenue (on ne sait jamais après tout), je propose de fixer dès à présent, à échelle européenne, un quota maximum de pétrole et de CO2 à ne pas dépasser par le secteur. En 2022, ce quota serait au niveau de la consommation de l’année 2021. Voilà, ça n’irait jamais plus haut, c’est terminé. Ce n’est pas qu’une question de climat (loin de là), mais de gestion socialement équitable de la sortie des énergies fossiles, et de sécurité énergétique des ménages les plus fragiles.
Puis ce quota se verrait diminué, chaque année pendant 50 ans, d’une quantité équivalente à 2% du total de 2022. 50 x 2% = 100%. Le compte y est pour la neutralité carbone un peu après 2070. Et les acteurs auraient toute la visibilité nécessaire. Qu’ils se mettent en mouvement pour planter des arbres, accélérer la R&D (le quota serait ma foi une sacrée incitation à innover), diminuer les km parcourus… Peu importe, ils auront les cartes en main et feront ce qu’il faut pour tenir leur budget carbone, leur budget pétrole, et leur promesse.
Voilà un système qui mettrait de la sincérité et du sérieux dans la démarche, et éliminerait de fait le greenwashing, les effets rebond, et le risque que la technologie soit insuffisante pour tenir l’engagement. L’enjeu est trop important pour se permettre un tel risque.
Petit problème de taille : si la technologie ne fait pas suffisamment de progrès et que les kilomètres parcourus diminuent de manière trop importante, on risquerait de revenir à terme à un monde où seuls les plus aisés auraient l’occasion de voyager sur de longues distances. Cela pose le dilemme d’allocations individuelles. Mais je ne prétends pas du tout avoir toutes les idées claires et arrêtées sur ces sujets relativement nouveaux. Les choses sont ouvertes et méritent d’être mises sur la table.