Ecolo ou pas écolo, le débat sur l’électricité passe à côté de beaucoup de sujets

Ce débat nucléaire VS renouvelables devient lassant (en fait il me gonfle prodigieusement). Ce n’est pas comme si on avait l’embarras du choix. Les industries fossiles se frottent les mains devant nos querelles improductives, ainsi que les pays dont la France est sous domination énergétique. Le sujet occupe un espace complètement disproportionné par rapport à la place de l’électricité dans le sujet énergétique et écologique. Et même en ce qui concerne l’électricité, il n’est pas à la hauteur de l’enjeu fondamental qu’est la sécurité de plus en plus compromise de notre approvisionnement, et ce que cela implique pour notre quotidien et notre cohésion sociale.
Le débat devrait porter sur pénuries subies d’électricité VS sobriété choisie et socialement équitable. Les territoires, individus et entreprises les plus fragiles sont les premières victimes des hausses de prix et des délestages, mais le problème va bien plus loin que ce que l’on observe actuellement en Europe.
1) La lecture du rapport RTE (ou la brillante synthèse vidéo qu’en a faite Le Réveilleur) permet de résumer les risques croissants de tensions sur l’électricité. Beaucoup se manifestent déjà aujourd’hui. Une part immense du parc de production d’électricité va devoir être renouvelée, et le nucléaire ET les renouvelables vont tous deux faire face à d’immenses défis techniques, loin d’être gagnés d’avance : prochains chantiers EPR livrés au mieux en 2035 (donc il va de toute façon falloir compter sur autre chose que le nucléaire pour maintenir la production électrique), entretien et prolongement de la durée de vie du parc nucléaire ancien, saturation des piscines de refroidissement, approvisionnements en métaux pour les énergies renouvelables et le stockage, gestion de la variabilité de l’énergie solaire et éolienne, de la stabilité du réseau, etc.
2) À cela se rajoutent des oppositions sociales et politiques pesant sur le nucléaire ET sur les renouvelables (notamment l’éolien). C’est une variable déterminante et le défi est loin de n’être que technique.
3) Climat ou pas climat, j’éviterais de faire reposer l’avenir de notre pays sur des importations de gaz et de charbon, pour des raisons de dépendance et de sécurité énergétique qui avec la guerre en Ukraine devraient désormais, je l’espère, apparaître évidentes.
4) Or il se trouve que « Climat ». Un système énergétique ne se transforme pas du jour au lendemain, et la dérive climatique va plus ou moins s’aggraver. Parmi les conséquences documentées et déjà observables, les canicules, les inondations, les sécheresses et les tempêtes pèsent sur les capacités de production nucléaire et hydroélectrique, et sur les réseaux de transport et de distribution d’électricité. En 2020 un rapport du Pentagone alertait même sur le risque « d’effondrement total » du réseau électrique américain, donc de la société américaine. Carrément.
5) À cela se rajoute une demande croissante pour « tout électrifier » (transports, chauffage, industrie) sans rien changer à nos modes de vie, et répondre aux besoins croissants de secteurs comme le numérique et la finance, aux algorithmes gourmands en électricité (et franchement pas toujours essentiels, j’y reviendrai).
6) Se rajoute aussi un défi sur la flexibilité de la demande et l’adaptation des habitudes de consommations. Les technologies existeraient. Des modèles économiques de tarification incitative pourraient être mis en place. Et les changements d’habitude seraient loin du retour au Moyen-âge (ex. programmer la machine à laver pour qu’elle se lance dans la journée lorsque le vent sera favorable, et tout un tas de choses comme ça). Or pour le moment tout cela n’avance guère.
7) Bref il faut sérieusement considérer la possibilité que nous ne disposions pas d’assez d’électricité pour subvenir à tous nos besoins et désirs plus ou moins vitaux.
8) L’Etat ne pourra pas éternellement boucher les trous en bloquant les prix, en dépouillant EDF ou en distribuant des chèques. L’argent ça ne fait pas tourner les scanners des hôpitaux ou les trieurs à grain. Pas plus que ça ne se mange ou que ça ne fait avancer les voitures. Ce n’est le cas que si l’argent est investi dans l’agriculture et l’énergie.
Dès lors, on peut très schématiquement envisager 3 scénarios possibles, dont 2 qui devraient susciter le débat sur la fin de l’électricité open bar et la régulation de la demande pour sauvegarder l’essentiel.
Scénario A : « Tout se passe bien », c’est la « croissance verte » (sur l’électricité comme sur le reste). Peut-être que la biodiversité continuera de s’effondrer, le climat mondial de dériver, mais que pour raison X ou Y les Français ne se verront nullement contraints dans leurs consommations, ni touchés par ce qu’il se passe ailleurs dans le monde. Je me serai trompé et je ne servirai plus à rien. Je le constaterai quelque part vers 2035-2040, je me retirerai des réseaux sociaux, du conseil et de la politique, et je laisserai le soin à d’autres d’emmerder les Français :-).
Scénario B : Ça ne se passe pas comme prévu en raison des points 1 à 8 cités plus haut. On laisse les hausses de prix écraser les ménages et les entreprises les plus fragiles. Parmi eux, il y aura des travailleurs, des travailleuses et des activités « essentielles ». La finance et le numérique ont les moyens de payer l’énergie plus chère (car pour des raisons qui m’échappent notre système hors-sol a décidé que c’est là qu’il y avait de la valeur). L’agroalimentaire, le bois et la métallurgie, moins. Pour l’énergie comme pour l’alimentation, la loi du plus offrant ne garantirait pas la stabilité et la justice sociales.
Ce Scénario B est celui de pénuries subies et socialement injustes.
Scénario C : On reprend le contrôle de la situation en fléchant prioritairement les volumes vers les travailleurs et activités essentiels, par des normes, des quotas, des tarifs préférentiels etc. Ces mécanismes existent dans tout un tas de domaines sans que personne ne crie à l’écofascisme. Ça relève juste de la bonne gestion, bien que ce soit loin d’être simple.
On se plaint d’ailleurs qu’il n’y ait pas suffisamment de vocations et d’investissements dans l’agriculture, la santé, la rénovation énergétique, la forêt, les transports etc etc… Eh bien voilà une manière de les stimuler ! Et d’inciter, bien sûr, à l’innovation technologique « frugale ». Il ne s’agit pas de saper l’inventivité, bien au contraire : il va falloir être inventif pour gérer la contrainte.
L’industrie n’aura guère de difficulté à accepter les nouvelles règles du jeu et serait même force de proposition, comme ce fut par exemple récemment le cas d’un porte-parole de l’industrie proposant le « rationnement » en réaction à la crise du gaz. On peut reprocher beaucoup de choses au monde économique, mais il est pragmatique, anticipe les risques et s’adapte : nécessité fait loi. S’il faut rationner pour sauvegarder l’essentiel, alors il faut rationner. La loi du marché et la hausse aveugle des prix ne va pas réguler le système par magie en écrasant le superflu et en préservant l’essentiel. Ce serait même plutôt l’exact inverse.
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