La vie des sols : encore une master class de Marc-André Selosse

J’essaie de contribuer à étendre la visibilité du grand scientifique qu’est le Professeur Marc-André Selosse, auprès de ceux qui n’auraient pas le temps de regarder toute son interview sur l’excellente chaine Greenletter Club, ou qui préfèrent l’écrit. M. Selosse et moi ne nous connaissons pas et je n’ai pas d’intérêt personnel à faire cela. Dans un monde qui fonctionnerait convenablement, ce Monsieur serait notre Ministre de l’Agriculture. Voici quelques-uns de ses propos, bien que je vous recommande de regarder en entier.

1) Le sol est un impensé. Les gens ne voient le sol que comme une surface. La vie à l’intérieur et ses particules actives échappent au regard, parce qu’elles sont microscopiques.

2) Le sol est quelque chose de vivant ! Rien que les bactéries font 5 tonnes à l’hectare. Les racines également : 5 tonnes à l’hectare. En surface, nous avons bien moins que cela ! Il y a les animaux auxquels beaucoup pensent, comme les vers de terre, mais il y a une kyrielle d’espèces animales : 25% des espèces animales terrestres vivent dans le sol, et cela fait 1,5 tonne à l’hectare.

3) Cette vie dans le sol transforme la matière organique morte qui tombe par terre. Elle transforme aussi la roche en sels minéraux, c’est-à-dire en ressources nutritives pour les plantes et d’autres micro-organismes du sol. La vie du sol structure le matériau qu’est le sol. On retrouve au final dans le sol 50 à 75% de la masse vivante terrestre. Et nous les hommes vivons en périphérie de ce qui est le CŒUR de l’écosystème terrestre : le sol.

4) Les sols sont nés il y a 400 ou 500 millions d’années, et là les choses ont brutalement changé pour façonner notre monde tel qu’il est. Progressivement au cours du temps, la roche qui affleure à plat est modifiée par la vie du sol et finit par développer un sol, qui dans nos régions en France métropolitaine va mesurer entre 1m et 2m de profondeur. Dans une zone tropicale les sols peuvent atteindre une centaine de mètres.

5) Le sol est le trait d’union entre la matière minérale (la roche) et la vie. Le sol joue énormément de fonctions écosystémiques qui nous sont « utiles » : fertilité permettant aux plantes de pousser, aux animaux terrestres de manger… Cela représente 95% de ce que nous mangeons. A cela se rajoutent des matériaux (ex. le coton), des biocarburants.

6) Outre ces produits, il y a tout un tas de mécanismes écosystémiques contrôlés par le sol. Le sol est par exemple une éponge à eau, sans quoi les crues seraient hors de contrôle ; les sols permettent de réguler les régimes des rivières. Cette eau se charge d’une partie de la fertilité du sol, que les micro-organismes et la vie du sol en général libèrent à partir de la vie organique et de la roche. Cette fertilité s’écoule dans les eaux, ce qui rend productif le développement d’algues et de poissons dans les eaux continentales, mais aussi dans les eaux du littoral. Les poissons sont particulièrement concentrés le long du continent, car c’est là qu’arrive la fertilité du sol, qui permet aux algues de se développer : il y avait beaucoup moins de masse vivante dans les océans avant qu’il n’y ait des sols sur Terre. Cependant quand il y a un excès de fertilisation des sols par les engrais agricoles (organiques ou de synthèse) il prolifère des algues (ex. algues vertes de Bretagne) et cette eutrophisation de l’eau tue la vie près des côtes. Lorsqu’on construit des barrages, les eaux décantent, certains minéraux se déposent au fond, ce qui retire de la fertilité des océans. C’est pourquoi on observe des rétrécissements de poissons à l’embouchure du Rhône. Cela finit par avoir un effet sur la pêche.

7) Le sol émet aussi des gaz à effet de serre : sans effet de serre, la température du globe serait invivable. Par contre si on gère mal le sol, il contribue à un excès d’effet de serre. Le climat est en partie influencé par le sol.

8) On artificialise l’équivalent d’un département français tous les 7 à 10 ans (ex. plateau de Saclay, complètement bétonné). Une fois qu’on artificialise, on ne peut pas « récréer » des plaines fertiles ailleurs, ce qui questionne sur le concept de « zéro artificialisation NETTE ». Le problème est qu’il y a moins de surface où l’on peut produire des aliments : or la France a un excédent agricole en euros, mais elle IMPORTE des calories. Nous sommes un pays sous dépendance agricole. Quand les villes grandissent, elles artificialisent autour d’elles-mêmes, et les villes ont historiquement été installées là où les sols étaient les plus fertiles. La croissance des villes mange ainsi les plus belles campagnes.

9) L’artificialisation fait non seulement perdre les fonctions alimentaires, mais aussi les fonctions de régulation des cycles de l’eau, ce qui amplifie les risques d’inondation.

10) Les plantes par leurs racines, ainsi que les champignons par leurs filaments microscopiques, forment un réseau qui « tient » le sol, qui limite son érosion. Lorsqu’on laboure et qu’on détruit les filaments et les racines, on augmente l’érosion d’un facteur 10. Le labour a un intérêt agronomique à court terme : il désherbe, il rend le sol plus « meuble », il aère le sol et fait des trous où l’eau entrera mieux et qui permettront aux plantes de mieux respirer. Le labour va aussi remonter des éléments nutritifs comme l’azote le phosphate et le potassium. MAIS des pratiques peu toxiques sur les écosystèmes à court terme peuvent le devenir à long terme.

11) Un problème du labour est qu’il fait remonter à la surface des graines de plantes indésirables qui germeront et forceront à re-labourer. Par ailleurs, les fameux trous sont des trous qui s’effondrent très vite, car ils ne sont pas structurés ; donc en tassant les trous, ça force aussi à re-labourer. Un autre problème est qu’en ayant aéré le sol, les bactéries respirent et détruisent la matière organique du sol plus vite que d’habitude, or cette matière organique permet de retenir les morceaux du sol ensemble et de lutter contre l’érosion. Cette érosion sera d’autant plus rapide lorsque le sol est laissé nu sans aucun couvert végétal, et vulnérable face à l’eau et au vent. Les sols labourés de la Beauce s’érodent aussi vite que les sols ALPINS, alors même qu’il n’y a pas la pente ! Evidemment, une perte de quelques millimètres par an ne se voit pas, mais sur le long terme, les sols de la Beauce sont en train de disparaitre.

12) Les grandes cités antiques comme Rome, Athènes, et les grandes cités du Maghreb et de Turquie laissent penser que les cités méditerranéennes ne sont pas fertiles. Mais que nenni ! Ces civilisations se sont développées là où les sols étaient fertiles, mais ont épuisé leurs sols au bout de quelques milliers d’années. A long terme, le labour n’est pas jouable.

13) Par ailleurs le labour fait davantage respirer les microbes, ce qui fait produire davantage de CO2, et donc d’effet de serre.

14) L’état des sols dans le monde est plutôt mauvais. L’érosion est aujourd’hui devenu intense et menace certains sols d’extinction. On atteint aujourd’hui des limites de production lié au travail excessif du sol.

15) Les méthodes de non-labour et de couverture végétale permanente du sol sont extraordinairement développées au Brésil, ce qui suggère que leur généralisation est possible.

16) Il existe plein de sols différents et il n’y a pas de solution universelle à cette question complexe.

17) On compte que 3 milliards d’humains voient déjà leurs conditions de vie dégradées à cause de l’état de leurs sols. D’ici 2030, 50 à 700 millions de personnes pourraient être amenées à migrer car leurs sols ne leur permettent plus de vivre là où elles sont. Ces problèmes ne se résolvent pas en bâtissant des murs, mais en traitant les problèmes à la source : en atténuant le changement climatique, en aidant les gens à gérer leurs sols.

18) L’irrigation aussi peut dégrader certains sols, notamment par la salinisation des eaux. 25% des surfaces irriguées dans le monde sont en cours de salinisation : un phénomène galopant qui fait perdre 2% de la surface agricole chaque année. L’irrigation peut être un exemple de fausse bonne solution et peut amener à des situations instables, parce que l’eau ne repart pas par les rivières, mais par évaporation. Soit en passant par la plante et en s’évaporant par les feuilles, soit elle va s’évaporer à la surface du sol, surtout quand on laisse le sol nu entre deux cultures. Or cette eau n’est pas une eau de pluie, c’est une eau qui est passé dans les sols et dans les roches : elle est chargée de sels minéraux, produits par l’altération de la roche et destruction de la matière organique. Donc quand on amène cette eau, on amène ces sels minéraux, chaque année davantage. Et à la fin il y en a trop, et ça tue le sol. Lorsque les Romains voulaient détruire une cité, ils répandaient du sel partout, de manière à ce que personne n’ait envie d’y habiter. Aujourd’hui, les régions particulièrement concernées sont celles où il fait chaud, où l’évaporation est importante, et où les sols peuvent plus difficilement excréter leurs excès de sel (ex. zones d’Asie centrale, zones tropicales avec des saisons sèches prononcées, Australie etc.). En France nous sommes moins impactés.

19) Pour éviter cet effet de l’irrigation, il faut s’assurer qu’une partie de l’eau s’évacue par ruissellement vers une rivière, et emmène le surplus de sels minéraux.

20) Il ne faut surtout pas voir l’élevage comme antagoniste à la santé des sols. La question est celle du bon curseur. Le surpâturage peut arracher les systèmes racinaires, dénuder les sols, et accroitre le risque d’érosion. Par exemple l’érosion de l’agriculture périméditerranéenne de l’Antiquité était en partie due au surpâturage. La densité de pâturage est importante, et à faible densité le pâturage peut être tout à fait durable, par exemple dans le Morvan ou dans certains coins de Bretagne.

21) L’élevage intensif est une mauvaise chose à la fois pour le bien-être animal et pour l’écologie. Mais je défends l’élevage extensif, notamment sur des sols sur lesquels on ne peut RIEN faire d’autre. Il y a des sols qui selon leur dynamique et leur taux de production de fertilité peuvent abriter des cultures annuelles. Il y a des sols moins fertiles, mais où ça pousse quand même : ceux-ci sont adaptés aux forêts (si possible pas en un coup, pas de coupe à blanc, qui offrent la forêt à l’érosion… il faudrait plutôt faire des futaies irrégulières, avec des arbres de tous âges). Et puis il y a des sols encore moins producteurs de fertilité (ex. les sols de landes bretonnes, sols d’altitude) où il est difficile d’avoir une belle forêt. Mais on peut y faire du lait, du fromage, de la viande… il y a une place pour l’élevage animal, d’autant que ces animaux vont produire du fumier, qui une fois restitués au sol, après décomposition par les microbes du sol, permettent de refaire de l’azote et du phosphore, donc d’améliorer la fertilité.

22) Si on a un sol toujours couvert entre la récolte et le semi, au moment de semer la récolte suivante, afin de retirer les plantes, une solution est de lâcher des bêtes qui vont les brouter. Les animaux peuvent ainsi être à la fois des désherbants et des sources d’engrais.

23) Evidemment, il ne faut pas produire autant de viande qu’aujourd’hui. 20-25kg suffisent pour la santé, au-dessus c’est « toxique », or nos niveaux de consommation sont autour de 80-100kg aujourd’hui. Si on revient à la raison pour notre santé, on produira assez de viande « écologiquement vertueuse ».

24) Autant le labour peut se solutionner (il n’y a pas de preuves d’extinction des espèces du sol : si on change de pratiques, la vie reviendra), autant les pollutions plastiques sont moins réversibles. Les flux de microplastiques transportés par le vent sont importants : des molécules vont entrer dans les micro-organismes du sol, et à terme dans nos intestins ! Les perturbateurs endocriniens posent également des problèmes de santé pour les organismes du sol comme pour nous.

25) Les microplastiques posent aussi des problèmes physiques pour le sol : l’eau y rentre plus vite mais y reste moins. Et puis de même que pour les tortues de mer, les petits insectes et les vers de terre peuvent étouffer de la toxicité physique du plastique. Une pratique particulièrement toxique consiste à mettre des billes de polystyrène dans les sols pour les alléger : effectivement l’eau rentre mieux, mais elle est moins retenue, et puis personne n’enlève ces microplastiques.

26) Les pesticides et les engrais chimiques ont leurs avantages à court terme : il n’y a plus de famine en Europe ! Il y a cependant des problèmes de qualité des aliments, les résidus de pesticides ne sont pas très bons dans notre alimentation. Ces résidus existent aussi dans le sol : plus de 60% des sols dans le monde sont pollués par les pesticides. Ces effets ont des effets secondaires dans les sols. Par exemple le glyphosate est très toxique pour les vers de terre et les champignons du sol.

27) Historiquement les plantes se nourrissent de champignons, qui aident les racines des plantes à aller chercher des ressources en échange d’un peu de sucre donné par les plantes aux champignons : c’est la symbiose mycorhizienne. Quand la plante peut déjà se nourrir grâce aux engrais, elle ne donne plus rien aux champignons, puisqu’elle a suffisamment à manger elle-même, donc on perd les champignons. Comme il n’y a plus de champignons qui nourrissent les racines des plantes, on remet des engrais, on perd la protection par les champignons contre les maladies, donc on a besoin de mettre des pesticides… Tout cela marche, mais ça s’est construit sans s’appuyer sur la logique des sols, et sur ce qui fait que les plantes, bien avant l’homme, étaient capables d’utiliser des sols moins fertiles.

28) Nous voudrions réutiliser les logiques écologiques que l’on connait dans les sols pour remplacer cette vie sous perfusion ! Vous et moi pourrions vivre avec une poche de glucose et une intra-veineuse, mais je préfère aller manger une bonne salade ou une bonne soupe ! En connaissant les sols on peut trouver des mécanismes qui permettront de les faire fonctionner en s’inspirant de leur fonctionnement spontané.

29) Ca ne veut pas dire qu’il ne faudra pas de temps en temps labourer, ou remettre quelques engrais complémentaires, mais l’idée est de se reposer sur la matière organique, sur les plantes qui couvrent les sols, l’activité des vers de terre pour labourer doucement et de façon soutenable… C’est le programme de l’agroécologie : faire de l’agronomie en s’inspirant de l’écologie.

30) Contrairement à ce que certains « terroristes intellectuels » disent, l’agroécologie ce n’est pas de la foutaise, ce n’est pas « un truc de bobo ». C’est juste l’espoir que nos enfants auront des sols, et mangeront. Or on est en train de manger le « capital-sol » de nos enfants.

31) Il faut un bon millénaire pour reconstituer un sol fertile : on ne peut pas recréer des millions d’hectares de sols comme on le fait dans un petit jardin.

32) Les agriculteurs sont déjà acteurs du changement : ce ne sont pas des « lanceurs d’alerte » mais des « lanceurs de solutions » ! Ils ont vu que leurs sols se dégradaient, qu’il n’y avait plus de traces de vers de terre, alors ils se sont pris en main, ils ont lu des bouquins, ont regardé par exemple ce qui se faisait au Brésil, tentent l’agriculture sous couvert… Et aujourd’hui en effet la recherche commence enfin à suivre ! Ce sont donc les « culs terreux » qui nous ont sauvé.

33) Relations entre le sol et le changement climatique : beaucoup de pratiques augmentent la production de gaz à effet de serre par le sol. Quand on laboure, on amène de l’oxygène dans le sol, les bactéries respirent davantage, ce qui fait qu’il y a peu de matière organique dans le sol agricole, et on émet plus de CO2 que dans un sol spontané. Quand on irrigue trop ou qu’on fait de la riziculture inondée, les bactéries présentes dans le sol ne respirent pas de l’oxygène, mais du CO2, ce qui produit du méthane, un gaz à effet de serre puissant. D’autres bactéries respirent au nitrate, d’autant plus qu’on leur a mis des engrais, ce qui donne du protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre également très puissant.

34) Inversement, si on remet de la matière organique dans le sol, on va retirer du CO2 de l’atmosphère et le stocker dans le sol, permettant ainsi de lutter contre le réchauffement climatique. Autres avantages : ça empêchera les sols de s’éroder, ça nourrira la vie du sol, ça permettra au sol de mieux retirer l’eau.

35) Il est urgent que les décideurs prennent connaissance des rudiments de science et de l’écologie des sols marche. Nous poussons auprès des décideurs et dans l’enseignement l’idée que la nature est une solution pour le climat, et pour une meilleure alimentation.

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