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Pénuries et rationnements : le scénario qui n’est PAS en train de se produire

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En mars 2022, peu après le déclenchement de la guerre en Ukraine, votre serviteur a réalisé, en collaboration avec Romain Bourcier (Usbek & Rica) et Julie Rieg, un exercice de design fiction : « Le Paysage Energétique de la France en 2035« . Le travail fut réalisé pour le compte d’un énergéticien, dans le cadre de sa réflexion stratégique.

Nous avons rédigé 4 scénarios, pris au sérieux et appréciés par le client : un scénario plutôt effondriste, un plutôt techno-solutionniste, un plutôt décroissance / biorégions, et enfin un sur le rationnement et la sanctuarisation des activités et travailleurs « essentiels ».

C’est ce dernier que je présente dans cet article.

Propos liminaire qui n’engage que moi : hélas, ce scénario n’est PAS en voie de se réaliser. Nous sommes en octobre 2022, les choses vont plus vite que ce que nous imaginions en mars, et pour l’instant, l’Etat laisse des industries d’importance vitale (engrais, agro-alimentaire, santé, métallurgie…) se faire massacrer par la crise énergétique. Les ménages sont préservés « quoi qu’il en coute » mais ils finiront très vite par payer doublement le prix de la crise :

  • Un coup lorsque les boucliers tarifaires seront supprimés : les taux d’intérêt auxquels empruntent les Etats remontent, et de toute façon balancer de l’argent pour acheter des biens dont la quantité n’augmente pas… ne peut pas résoudre l’inflation.
  • Un coup lorsque l’effondrement de la production fera exploser les prix de l’alimentation et autres biens de première nécessité. Parlez à des agriculteurs, à des industriels, et attendez-vous à un sacré spectacle dans les supermarchés pour 2023 et 2024… voire au-delà.

En d’autres termes, on s’endette massivement pour repousser le mur de quelques mois avant de tomber d’encore plus haut. Cet endettement profite surtout aux ménages les plus aisés ; par exemple l’enveloppe budgétaire pour ristourne sur le prix du carburant sera surtout consacrée à ceux qui roulent le plus à des fins non-essentielles, dont les véhicules consomment le plus par kilomètre, et qui ne se voient pas contraints de réduire leur consommation en raison de la hausse des prix.

Les décideurs européens semblent être en improvisation, débordés par la situation. C’est inquiétant.

Il est encore temps de rectifier le tir. Voici un scénario qui apparaitrait moins catastrophique, et qui serait tout à fait réalisable, avec des outils déjà maintes fois appliqués dans l’histoire.

Pénuries et rationnements

Tensions sur l’électricité

Les chantiers EPR de Penly et de Gravelines accumulent les retards et les dérapages budgétaires, et ne se passent guère mieux que celui de Flamanville, malgré l’expérience acquise dans la douleur. Leur livraison est repoussée à 2040. En parallèle, « l’effet falaise » commence plus tôt que prévu pour le parc nucléaire ancien dont les périodes d’indisponibilité s’allongent d’année en année en raison de l’usure, de vices de conception, et de manque d’ingénieurs.

Dans le même temps, les énergies renouvelables intermittentes sont loin de livrer toutes leurs promesses. Les oppositions locales motivées par la préservation des paysages et de la biodiversité n’expliquent pas tout : les paris technologiques et culturels en matière de stockage, de flexibilité de la demande, et de stabilité des réseaux présentent un bilan pour le moins mitigé.

Aucun des scénarios RTE élaborés jadis en 2021 n’est en passe de se matérialiser… si ce n’est qu’en effet, la demande en électricité augmente en France, entrainée par l’électrification des transports et du chauffage, la relocalisation d’une partie de l’industrie, la consommation croissante des algorithmes de l’industrie financière et numérique et l’apparition d’usines de désalinisation d’eau de mer en Métropole pour pallier les tensions croissantes sur l’eau.

Alors que la barre des 1,5 degrés de réchauffement climatique est dépassée depuis plusieurs années, des inondations, vagues de chaleur et sécheresses de plus en plus fréquentes et intenses pèsent sur la production et la distribution d’électricité.

Et on n’est qu’en 2033…

Un contexte géopolitique et économique fortement contraint

Les approvisionnements pétroliers et gaziers sont de plus en plus limités, entre épuisement naturel des ressources, tensions géopolitiques, consommation intérieure des pays exportateurs, et concurrence de la Chine et de l’Inde sur les ressources du Moyen-Orient et de l’Afrique. Au sein du bloc continental Afro-Eurasiatique, l’Europe est de plus en plus perçue comme « cette petite péninsule surpeuplée donneuse de leçons qui vit depuis longtemps largement au-dessus de ses moyens et qui nous est de moins en moins utile. »

Les interconnexions européennes du réseau électrique français ont doublé en 20 ans et limitent quelque peu
la casse, or toute l’Europe fait face à des contraintes semblables. Les délestages, blackouts, et ruptures d’approvisionnement se multiplient et la stagflation s’installe durablement. L’impensable se dessine pour la majorité de la population française et européenne pour qui la « pénurie » était jusqu’en 2021 une idée farfelue entretenue par quelques illuminés ayant trop de temps pour réfléchir.

12 ans plus tard en 2033, une part suffisante des milieux intellectuels et des classes populaires se voit forcée de constater que les promesses politiques et la planche à billets ne se mangent pas, ne font pas tourner les usines et ne permettent pas de faire rouler les voitures. La « lutte des classes énergétique », dont certains historiens datent symboliquement le déclenchement en 2018 avec la crise des Gilets Jaunes, n’a cessé de s’exacerber avec un nouvel Acte tous les 2 ou 3 ans, atteignant son paroxysme lors d’un Acte V sanglant en 2031 où les révoltes entrainent 140 morts chez les policiers et 1200 morts chez les manifestants (130 d’après la police).

La main invisible du marché écrase d’abord les individus et les entreprises les plus fragiles, et seule la destruction de la demande permet de rééquilibrer les marchés. Or il ne devient plus tenable d’entraver la sécurité énergétique et économique des uns au nom de la liberté des autres à consommer sans contrainte. Un cadre réglementaire nouveau apparait nécessaire.

L’instauration de tarifs de crise et d’une Sécurité Sociale de l’Energie

Retour en juin 2022 : à l’appel du président de l’Uniden, Nicolas de Warren, des « tarifs de crise » sur le gaz et l’électricité furent mis en place et un tabou sauta sur le « rationnement intelligent ». M. de Warren déclarait à l’époque : « ce serait une grosse erreur de rationner uniformément toutes les usines. Certaines usines peuvent être ralenties parce qu’elles sont un peu moins vitales ou un peu moins contributives à la valeur ajoutée et à l’exportation française, et d’autres doivent impérativement être maintenues sur des filières d’excellence ». Avant cela, en 2020, un autre impensé était franchi avec la distinction par le gouvernement entre travailleurs et usages « non-essentiels », et ceux « essentiels » dans le maintien des fonctions vitales du système pendant le Confinement.

Des mesures d’urgence de la sorte se répétèrent par la suite sous diverses formes improvisées pour naviguer sur une ligne de crête rythmée par la succession de crises sanitaires, géopolitiques, alimentaires, énergétiques, et climatiques à travers les années 20. Mais pour l’essentiel de la population, le temps du bricolage sur l’instant était révolu, il fallait se faire une raison et piloter la trajectoire du pays par un dispositif structurel de « Sécurité Sociale de l’Energie » : des normes, des quotas, des tarifs adaptés, et une feuille de route donnant aux entreprises, aux services publics et aux particuliers la visibilité nécessaire pour investir, s’organiser et innover selon des contraintes anticipables.

En 2035, des normes provisoirement mises en application par le passé entrent dans le régime permanent : réduction de la vitesse sur les routes, télétravail 3 jours par semaine pour les catégories concernées de travailleurs, limitation du chauffage à 19 degrés… Le respect de cette dernière règle est contrôlé par des compteurs-capteurs Linky2, équipant désormais obligatoirement tout le parc immobilier français, et alertant les usagers lors de dépassements : on ne fait ici qu’appliquer une loi existant depuis plus de 20 ans. Lors des hivers rudes où les stocks de gaz sont particulièrement bas, la disponibilité du parc nucléaire réduite, et le vent faible, des « couvre-feux thermiques » sont décrétés par le pouvoir et la limite réglementaire est fixée à 17 degrés.

Le serpent de mer de « l’écotaxe » sur les poids lourds refait surface. Faute d’énergie disponible, nécessité fait loi. Le développement du GNL permet de faire partiellement tampon, mais l’approvisionnement gazier de l’Europe est de toute façon orienté à la baisse et cela doit s’anticiper. A l’image de ce qui se pratique en Belgique depuis 2016, un prélèvement kilométrique est appliqué pour favoriser les transports sur courte distance, auquel se superpose un dispositif de surtaxation du transport de produits « non-essentiels », dont la taxonomie est âprement débattue, et évolue au gré des rapports de force dans lesquels s’affrontent divers secteurs industriels et divers courants de la société civile.

Des quotas kérosène décroissants sont imposés aux compagnies aériennes. Depuis 2020, le secteur du transport aérien s’était de toute façon officiellement engagé à la neutralité carbone pour 2050, il est désormais contraint de s’y tenir. Peu importe que cela soit par la technologie ou par la décroissance du trafic : la limitée est fixée.

Pour le carburant des voitures, l’Etat opte pour des tarifs préférentiels et bloqués au profit des entreprises
et travailleurs « essentiels », ce qui suscite des vocations et stimule l’investissement dans la santé, la sécurité, le transport, les déchets, l’énergie, l’eau, la rénovation du bâtiment et l’agriculture

Pour accélérer l’adaptation de l’agriculture à l’après-pétrole, l’Etat fixe une ration payante de 30 kg de viande par habitant par an, et une ration gratuite de 20 kg de légumineuses, permettant à la fois de répondre aux besoins des populations en protéines, et aux équilibres des écosystèmes agricoles, qui tendent vers la polyculture-élevage. C’est l’essor des protéagineux, que la révision de la PAC en 2036 financera intégralement dans le cadre d’une « Sécurité Sociale de l’Alimentation » qui semble progressivement prendre forme.

Dans l’industrie, le taux d’adoption du four électrique augmente dans les secteurs les plus gazo-intensifs comme la verrerie, la métallurgie et la chimie. La disponibilité limitée de l’électricité est compensée par la réglementation et une aide publique privilégiant la fourniture de biens industriels semi-finis aux secteurs d’activité essentiels.

Innover sous contrainte

L’innovation « frugale » s’accélère à la fois sur le plan technologique et social. Des « peintures solaires » permettent aux bâtiments de capter la lumière du soleil et l’humidité ambiante pour produire une énergie d’appoint, ou un tampon en cas de défaut des grosses unités de production. Les solutions de ce type se multiplient et des quartiers entiers tirent leur énergie du biogaz, de la biomasse, du solaire, et du vent disponible, avec des réseaux intelligents et des usages flexibles.

Le plus dur de la planification reste à faire

Nous ne sommes qu’aux débuts d’une rupture socio-politique radicale dans la gestion des flux d’énergie, de matière et de produits agricoles. On est en terrain inconnu et les courants libéraux s’inquiètent de l’illusion que l’Etat puisse saisir toute la complexité du système et fixer partout les règles adéquates : « il n’existe rien de constant si ce n’est le changement » disaient déjà Bouddha et Héraclite.

L’Histoire suggère par ailleurs que lorsque l’Etat cherche à tout figer, en général cela se termine mal.

L’Europe est de toute façon loin d’être tirée d’affaire. La disponibilité du gaz reste orientée à la baisse, le biométhane fournit une part croissante des besoins mais fait face à des contraintes physiques d’acheminement de « biogaz porté » depuis les sites de production trop éloignés des réseaux, l’approvisionnement énergétique des camions étant lui aussi de plus en plus limité. La baisse de la consommation de viande pèse sur la taille du gisement de biométhane mais également d’électricité en cogénération. De plus, avec une agriculture qui sort de l’abondance pétrolière, il devient de moins en moins évident d’approvisionner les quantités d’énergie nécessaires aux cultures et au bétail constituant le gisement.

Les difficultés d’approvisionnement demeurent croissantes. Une nouvelle concertation nationale est menée, cette fois par le duo RTE-Engie, intégrant les données récentes sur l’électricité, et élargissant la réflexion au gaz, à la chaleur et aux apports énergétiques du monde agricole (biogaz, agrivoltaïque, agrocarburants en boucles locales…).

Surtout, les tabous ont sauté et le plan à 2050 révisé pourra désormais intégrer de nouvelles règles du jeu : tarifications différenciées, réglementation des volumes, fléchage prioritaire de quotas vers les activités « essentielles »…

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