Le « pic pétrolier » est-il franchi depuis 2018 ? C’est possible, si l’on s’entend bien sur ce qu’est exactement le « pétrole », et que la tendance se confirme. Je m’intéresse à ce sujet à mon petit niveau depuis une vingtaine d’années, essayant de comprendre les divers avis d’experts. Je sais qu’au cours du 20ème siècle les « peakistes » se sont trompés maintes fois, annonçant même « la fin du pétrole » à une époque où la production mondiale était 20-30 fois inférieure à celle d’aujourd’hui. Cela prête ainsi à rire lorsqu’on continue d’évoquer le sujet : « ça fait 40 ans qu’on nous dit que dans 40 ans il n’y aura plus de pétrole »
Depuis une vingtaine d’années, les peakistes ont eu tort sur certains points, et raison sur d’autres points. Parmi les points sur lesquels ils ont eu tort :
- Le pic « tous liquides » (pétrole + autres liquides) n’a pas eu lieu au cours des années 2000. La production mondiale est aujourd’hui d’environ 18% supérieure à 2005.
- Le pétrole est plus substituable qu’imaginé : il est notamment possible dans la pétrochimie de remplacer le pétrole par des Liquides de Gaz Naturel (éthane, propane, butane… à ne pas confondre avec du GNL, Gaz Naturel Liquéfié), ou par du gaz fossile (méthane). La pétrochimie consomme tout de même ~12% du pétrole et constitue un facteur majeur de croissance de la demande. Il est également possible de substituer le pétrole utilisé pour l’électricité et le chauffage par d’autres énergies fossiles ou par des énergies renouvelables. Même pour les transports la voiture électrique commence à décoller.
- L’économie n’a pas particulièrement semblé souffrir d’un manque de pétrole (à suivre tout de même l’issue de la crise énergétique actuelle).
- Au regard des données empiriques et des projections d’experts comme Rystad Energy, le pic de production serait suivi d’une descente relativement lente (environ -1% par an) pendant une dizaine d’années, qui accélèrerait au cours des années 2030 (environ -2% par an). En termes de destin de l’humanité à horizon 2500, ça ne change pas grand-chose. Mais à l’échelle de nos petites vies quotidiennes, ça fait une certaine différence. La descente serait loin d’une partie de plaisir (notamment si la demande reste robuste, et si la descente est plus brutale que la moyenne pour une région comme l’Europe, qui n’a rien sous ses pieds). Mais ce n’est pas non plus d’une apocalypse : le rythme de déclin de l’approvisionnement laisserait du temps à l’adaptation… même s’il serait hélas insuffisant pour remplir nos objectifs climatiques (nous sommes décidément dans une situation délicate).
Parmi les points sur lesquels les peakistes ont eu raison :
- Le pic de production du pétrole « conventionnel » a été franchi autour de l’année 2010, certes suivi d’une diminution lente (pour le moment).
- Le monde continue de faire de moins en moins de découvertes. De nos jours le taux de remplacement est, d’après Rystad, bon an mal an autour de 1 pour 6 : en d’autres termes, pour 6 barils consommés, 1 seul est découvert.
- Le taux de retour énergétique (TRE) continue de diminuer : il y a besoin de plus en plus d’énergie (et de pétrole) pour produire du pétrole, ce qui diminue l’énergie nette disponible pour la société. Par exemple, les sables bitumineux du Canada produisent aujourd’hui 3 millions de barils par jour, contre 1 million en 2005, et leur taux de retour énergétique est compris entre 3 et 5 seulement. En 1990, 5% du pétrole mondial était consacré à produire du pétrole ; ce chiffre est aujourd’hui de 10%. Donc 10 millions de barils par jour sont consacrés à produire 100 millions de barils par jour. Ce n’est pas rien !
- En toute vraisemblance, la tendance va se poursuivre car le monde est poussé à aller chercher du pétrole dans des endroits de plus en plus difficiles. L’image des œufs de Pâques apparait globalement pertinente.
- Le transport mondial demeure quasi-entièrement dépendant du pétrole. Plus généralement, nos économies restent fragiles : de petites contraintes temporaires de volumes entrainent des chocs économiques importants (comme en 1973, 1979, 2008, et en ce moment). Il apparait peu vraisemblable que nous puissions diviser notre consommation par 2 en 10 ans sans difficulté économique et/ou transformation sociétale de très grande ampleur. Or c’est l’effort qui serait nécessaire, en ordre de grandeur, pour éviter une dérive climatique trop brutale.
- La demande mondiale reste robuste, et orientée à la hausse. Des milliards d’êtres humains aimeraient surement consommer davantage de pétrole et n’en consomment quasiment pas.
Au final aujourd’hui le monde ne produit ni 120 millions de barils par jour comme certains le prédisaient, ni 70 millions de barils comme d’autres le prédisaient. On est à environ 100 millions de barils, chiffre qui mérite cependant d’être relativisé, comme nous allons le voir.
Vous entendrez quasiment partout parler d’une production « 100 millions de barils par jour de pétrole ». Or c’est un énorme abus de langage, pour ne pas dire une erreur. Il s’agit de 100 millions de barils par jour « tous liquides », qui se décomposent ainsi aujourd’hui :
- 80 millions de barils par jour de pétrole brut et condensats, qui représentent une part décroissante de la production « tous liquides ». En valeur absolue, cette production n’a aujourd’hui toujours pas retrouvé son niveau de 2018, comme on le voit dans cet article d’Art Berman, et dans le graphique ci-dessous repris de son article (merci à Philippe Gauthier pour la source et ses éclairages sur la question…). Attention à Art Berman qui est clairement climatosceptique, mais cela ne nous empêche pas d’apprendre des choses de sa part sur la question pétrolière ;
- Environ 15 millions de barils par jour de NGL (Liquides de Gaz Naturel), qui représentent une part croissante de la production, mais CECI N’EST PAS DU PETROLE ;
- Environ 5 millions de barils par jour « d’autres liquides », par exemple de l’éthanol. CECI N’EST PAS DU PETROLE NON PLUS, et pose de nombreux problèmes, dont les conflits d’usage des terres agricoles, la concurrence avec l’alimentation, et les dégâts écologiques souvent engendrés par la culture de biocarburants.
Les NGL (Liquides de Gaz Naturel) sont surtout utilisés comme intrants dans les usines pétrochimiques, et à un degré moindre brûlés pour le chauffage des locaux et la cuisson, ou mélangés au carburant des véhicules. Ils servent donc peu à produire de l’énergie.
Les « autres liquides » comme l’éthanol sont essentiellement mélangés au carburant des véhicules.
Si l’on se penche de nouveau sur le graphique d’Art Berman, les « peakistes » vont probablement très bientôt avoir à la fois un peu raison et un peu tort. Ils vont avoir tort car la production « tous liquides » va vraisemblablement, dans les prochains mois, dépasser son record de novembre 2018, à 102 millions de barils par jour (cependant de nombreux analystes, dont Rystad Energy, estiment que la production tous liquides franchira son pic au cours de cette décennie).
Et les peakistes vont peut-être avoir raison car la production de pétrole brut affiche une dynamique différente depuis une dizaine d’années, une reprise post-Covid plus molle. Elle est aujourd’hui environ à son niveau de 2014, elle pourrait ne jamais ré-atteindre son maximum de 2018, et décliner inexorablement. De gros producteurs comme la Russie et l’Arabie Saoudite ont déjà annoncé leur pic de production. La « révolution » du shale oil aux Etats-Unis pourrait (déjà) toucher à sa fin. L’Afrique produit déjà de moins en moins de pétrole depuis une quinzaine d’années. Etc.
Ce constat est renforcé par la diminution du TRE, donc par la quantité croissante de pétrole nécessaire à la production de pétrole. Cela n’accélèrerait pas la descente de manière significative, du moins pas pour le moment, mais vient tout de même égratigner quelque peu l’énergie nette disponible.
La baisse de l’énergie nette disponible est d’autant plus prononcée si l’on tient compte du fait que le contenu énergétique de gisements comme le tight oil du Permien est plus faible que le contenu énergétique du pétrole moyen (là aussi, ça n’accélère pas trop la descente, mais ça vient encore grattouiller un peu). D’après Art Berman, le tight oil du Permien présente un contenu énergétique 7% inférieur que celui du pétrole moyen entrant dans les raffineries américaines.
Enfin, comme la population mondiale augmente d’environ 0,9% par an, l’énergie nette disponible par habitant diminue d’autant plus. Comme une minorité de Terriens aisés augmente encore significativement sa consommation, cela signifie qu’un nombre important de Terriens ont une consommation qui stagne ou qui baisse ; beaucoup subissent cette baisse car on peut raisonnablement supposer qu’il y a encore beaucoup de monde sur Terre qui aimerait, dans l’idéal, consommer plus de pétrole (même si ce n’est pas bon du tout pour le climat).
Alors à ce stade, vous pourrez légitimement vous demander, comme moi, « mais pourquoi n’est-ce pas déjà le bazar au niveau du transport mondial, totalement dépendant du pétrole ? Et comment se fait-il que le transport mondial continue d’augmenter alors que la production de pétrole brut est au même niveau qu’en 2014 ? ».
Bonne question. En effet les émissions mondiales de CO2 du transport augmentaient encore d’environ 1,6% par an entre 2015 et 2019 (depuis 2020 le signal est brouillé, il faut encore 2-3 ans avant de tirer les choses au clair). Ceci peut être comparé avec la hausse +2,1% par an entre 1990 et 2015. La quasi-totalité des transports étant dépendante du pétrole, on peut en déduire que la consommation de pétrole des transports continue d’augmenter assez tranquillement.
N.B : la hausse de 1,6% par an est sur l’ensemble des transports. Le transport aérien est largement au-dessus (autour de +4-5% par an). Les voitures, camions et bateaux seront un peu en-dessous. Cela renforce le point soulevé plus haut sur les inégalités sociales dans l’accès au pétrole.
Poursuivons notre tentative d’explication. Sans pouvoir toujours donner des chiffres précis, voici pourquoi les transports ne sont pas davantage sous tension :
- Les transports continuent de gagner en efficacité énergétique par km parcouru (l’ordre de grandeur généralement avancé est de +1% par an).
- Le pétrole brut n’est pas uniquement dédié aux transports. Le monde produisait 1000 TWh d’électricité à partir de pétrole en 2015, 740 TWh en 2019, ce qui dégage un peu de gras. Le chauffage au fioul des bâtiments, la cuisine et l’industrie peuvent aussi éventuellement dégager du gras au profit des transports (je n’ai pas trouvé de chiffres satisfaisants, n’hésitez pas à m’écrire si vous avez de bonnes sources), notamment par l’électrification ou la substitution par d’autres énergies fossiles.
- Le pétrole brut n’est pas uniquement dédié à l’énergie mais aussi, notamment, à la pétrochimie. L’industrie pétrochimique peut dégager du gras en faveur des transports, et se tourner vers le gaz fossile.
- Hélas, les pauvres peuvent « dégager du gras » en faveur des riches. Ce n’est pas parce que « tout va bien » aujourd’hui pour le conducteur moyen de SUV que tout va bien pour tout le monde (et ce n’est pas parce que tout va bien pour les classes aisées que ça va nécessairement se poursuivre ainsi). Rappelons que la crise énergétique actuelle touche avant tout les plus démunis, y compris dans les pays riches.
Je continue de penser que sur cette question de pic pétrolier (comme sur bien d’autres comme l’énergie en général, le climat, l’eau, l’agriculture etc… toutes étant bien sûr liées) nous sommes à la croisée des chemins. On parle pour le moment d’un phénomène relativement lent et imperceptible au quotidien, mais qui peut graduellement enliser le système socio-économique, voire peut-être un jour le disloquer rapidement (devenant ainsi très « visible »).
Pour éviter autant que faire se peut un « effondrement » et aller vers une « transformation », les réponses sont, comme toujours, l’innovation technologique, le déploiement des énergies alternatives, l’efficacité énergétique, la réorganisation de nos sociétés, la sobriété et la justice sociale. J’en parle dans d’autres posts LinkedIn et Facebook, mais ce n’est pas le sujet de cet article. J’en parlais pour tenter de finir sur une note positive.
J’espère ne pas avoir fait d’erreur ou d’approximation dans cet article. N’hésitez pas à commenter ou à m’écrire si vous en constatez.