Après des décennies de faux démarrages, le marché de la voiture électrique décolle depuis quelques années : 16% des nouvelles voitures vendues en 2023. Attention car il y a un ralentissement (peut-être temporaire) : ce n’est que 2 points de pourcentage de plus qu’en 2022.
Quoi qu’il en soit, sauf action politique forte, le pétrole semble hélas avoir encore de beaux jours devant lui, peak oil ou pas peak oil. Quand bien même le pic de production devait être franchi au cours de la présente décennie, la descente post-pic sera probablement lente (ce qui ne veut bien sûr pas forcément dire que ce sera une partie de plaisir), et les pétroliers continueront de gagner beaucoup d’argent pendant des décennies, en vendant un peu moins de volumes, pour plus cher.
Le potentiel de croissance de la demande en plastique est énorme. Cette demande demeure à ce jour très peu régulée politiquement, outre quelques objectifs timides, localisés, lointains, et limités à certains produits. La consommation mondiale de plastique prévoit ainsi de doubler d’ici 30 ans. Rien que cela suffirait déjà à engloutir une part importante des économies de pétrole et des gains de CO2 engendrés par la voiture électrique (qui est moins émissive que la voiture thermique, mais qui n’est pas zéro-émission, nous y reviendrons).
L’Asiatique moyen consomme 3,7 fois moins de plastique que l’Européen de l’ouest moyen (je n’ai pas trouvé de graphique plus récent que 2015 avec la même structure, mais les ordres de grandeur sont tellement vertigineux que cela importe assez peu). L’Asie compte 4,5 milliards d’habitants, l’Europe de l’ouest quelques centaines de millions d’habitants.
Sans davantage de régulation, le pétrole économisé par les voitures électriques serait facilement redirigé ailleurs. Les raffineries peuvent s’adapter pour modifier les proportions des produits raffinés qui sortent, par baril de brut qui rentre. Comme l’évoque Dorothée Moisan dans Les Plastiqueurs, les raffineries expérimentent des procédés qui permettraient de transformer jusqu’à 80% d’un baril en dérivés chimiques, destinés en priorité au plastique.
La production de plastique est une activité qui émet beaucoup de gaz à effet de serre (3 à 5% du total des émissions humaines, parmi d’autres énormes problèmes écologiques et sanitaires posés par le plastique). Elle émet des GES pour extraire les matières premières nécessaires (pétrole et gaz), pour les transformer en plastique, et un peu pour gérer la fin de vie.
De manière un peu ironique (mais aussi inquiétante), en Inde, au Vietnam et ailleurs, des panneaux solaires équipent des usines de production de pesticides et de plastique. Ainsi du pétrole et du gaz seront tout de même utilisés pour la transformation pétrochimique, mais l’électricité des usines viendra de panneaux solaires. Ce genre de phénomène devrait nous alerter sur le risque que les ENR (auxquelles je suis prudemment favorable) ne maintiennent voire ne renforcent les capacités du système économique à détruire l’environnement.
Sur les transports, il reste également beaucoup de potentiel de croissance du trafic des camions, bateaux, et avions, trois secteurs très peu régulés politiquement, et dont les alternatives bas-carbone sont loin d’être prêtes à passer à grande échelle. Les perspectives de renouvellement de tout le parc sont encore plus lointaines (surtout pour l’aviation qui en est très très loin, alors que le trafic aérien augmente de 4% par an, encore plus vite que le trafic des camions et des bateaux). De même, les raffineries peuvent tout à fait s’adapter pour produire plus de kérosène / jet fuel, et moins d’essence. Elles le font déjà, au regard de la surcroissance de la demande mondiale en kérosène.
Bonne nouvelle, il semblerait que nous soyons en train de franchir le pic mondial du nombre de voitures thermiques en circulation. Il faudra cependant encore une trentaine d’années pour électrifier la totalité du parc. Certes les moteurs des véhicules thermiques sont plus efficients qu’il y a 20 ans et encore plus efficients qu’il y a 40 ans, mais ces gains sont en bonne partie éliminés par les effets rebonds liés à la mode des SUV (une moitié des voitures vendues dans le monde, qu’elles soient thermiques ou électriques). Cette mode est elle-même liée au fait que les constructeurs font surtout leurs marges sur les SUV, qu’ils valorisent donc davantage dans leurs publicités, à tel point que les conducteurs en font déjà un bien essentiel non-négociable voire un droit humain, au même titre que l’accès à l’eau et l’abolition de l’esclavage. C’est beau… des images de Martin Luther King et de Simone Veil défilent dans ma tête.
Un autre effet rebond serait qu’avec une électricité bon marché, les conducteurs de voitures électriques se déplaceraient davantage, ce qui raccourcirait la durée de vie du véhicule, et obligerait à produire plus de batteries. Cela accroitrait également la sollicitation du réseau électrique, notamment le soir lorsque les conducteurs rechargent leur véhicule, alors que les panneaux solaires ne produisent pas… ce qui accroitrait potentiellement le besoin en batteries de stockage. Bref, la croissance sans fin entraine des problèmes sans fin.
La voiture électrique est moins émissive que la voiture thermique, mais le gain est plus ou moins important selon la taille du véhicule et selon les régions. Par exemple, le gain en Chine n’est actuellement que de l’ordre d’un tiers. La Chine abrite le plus gros marché de la voiture électrique, son électricité est à 60% au charbon, et cette électricité se décarbonerait au mieux d’ici 2-3 décennies.
Autrement dit, la voiture électrique rajoute de la consommation d’électricité dans le système économique (et y maintient aussi un peu de pétrole pour extraire les matériaux nécessaires à la batterie, et nécessaires à la fabrication de la voiture dans son ensemble… sans parler du charbon nécessaire à la production de l’acier). Cette électricité n’est pas toujours décarbonée, et le système électrique mondial n’a pas encore franchi son pic des émissions de CO2 (mais c’est peut-être pour cette année, notamment grâce à l’éolien et au solaire).
Bref. Il y a quelques bonnes nouvelles, mais ça reste laborieux. En tout état de cause, tant que le monde échoue à réguler la demande, la probabilité qu’on doive recourir à la géo-ingénierie solaire augmente.
Tout cela est très contrariant. Je ressors de cette expérience d’écriture encore plus contrarié que je n’y suis entré. Globalement, tenter d’œuvrer pour l’écologie est une entreprise souvent contrariante.