L’étonnante « résilience » de l’Europe : à quel prix pour le reste du monde ?

Covid-19, dérèglement des chaines d’approvisionnement, guerre en Ukraine, sécheresses, crises agricoles… depuis 3 ans notre système se révèle étonnamment « résilient », déjouant même les pronostics des observateurs les moins pessimistes. Cependant cette « résilience » ne fut pas entièrement « durable » ni « inclusive » (pardon pour l’emploi de ces termes récupérés, répétés ad nauseam, et dévoyés de leur sens).

La quadruple crise énergétique en Europe (gaz russe, choc pétrolier mondial, corrosions sous contrainte du parc nucléaire français, crise de la production hydraulique en raison de la sécheresse) semble être surmontée avec moins de dégâts que prévu. Les principaux facteurs ayant permis d’y faire face furent :

  1. Des importations massives de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) : celles-ci ont bondi de 60% en 2022. L’UE a importé 155 milliards de m3 de GNL en 2022, couvrant ainsi 42% de sa consommation, contre 23% en 2021. Par rapport au gaz transporté par gazoduc, le GNL est beaucoup moins contraint par les infrastructures physiques, et le transport par bateaux (méthaniers) apporte beaucoup de flexibilité au système en changeant facilement de destination. Le GNL est cher et il a fallu que l’UE paie le prix fort pour s’approvisionner… mais quand on aime on ne compte pas !
  2. La poursuite du déploiement de l’énergie éolienne et solaire, qui ont représenté en 2022 plus de 22% de l’électricité consommée en Union Européenne : vous aurez tous les chiffres de variation entre 2021 et 2022 dans cet article de Carbon Brief, source par source, et constaterez que les ENR variables furent un amortisseur majeur de la crise. Aux dernières nouvelles, en mai 2023, 31% de l'électricité de l'UE provenaient de l'éolien et du solaire. Les choses sont en train d'aller vite.
  3. Une baisse de la demande de 4% pour l’électricité et de 13% pour le gaz fossile, qui s’explique par un peu / beaucoup d’arrêt de la production des usines, un peu / beaucoup d’appauvrissement des ménages, un hiver très doux, et un peu de sobriété volontaire dans les bureaux et les ménages (efforts à saluer et à confirmer).
  4. Des boucliers tarifaires sur l’énergie et des ristournes sur le carburant, pour un coût de 100 milliards d’euros sur 3 ans rien qu’en France, et de 200 milliards d’euros rien qu’en Allemagne. Au total en UE les boucliers tarifaires auraient couté plus de 500 milliards d’euros (et ce n’est probablement pas fini).
  5. Une relance (certes temporaire) de la production de charbon : en 2000 plus de 30% de l’électricité de l’UE provenait du charbon, chiffre tombé à 13% en 2020 puis remonté à 16% en 2022. Cette relance ne remet pas en cause la tendance lourde de sortie du charbon (depuis septembre 2022 l'UE a repris sa décrue sur le charbon), mais ce n’est tout de même pas bon du tout pour le climat : en attendant de sortir plus ou moins rapidement des énergies fossiles, chaque tonne de CO2 compte !

Les points 1 et 5 ne sont clairement pas très écolos, ce n'est guère de la "bonne" résilience. La part "subie" de la baisse de la demande non plus (point 3). De surcroit, concernant les points 1 et 4, les boucliers tarifaires et le report de la demande européenne sur le GNL n’ont pas fait apparaitre plus de volume d’énergie disponible dans le monde par magie. Les tendances de production de pétrole et de GNL dans le monde en 2022 restent dans le prolongement des années précédentes : il n’y a pas eu de saut soudain pour satisfaire la demande européenne.

En d’autres termes, ce n’est pas parce que les Etats européens impriment de l’argent pour soutenir leurs consommateurs qu’il va y avoir davantage d’énergie disponible dans le monde. Il faut donc forcément déshabiller Paul pour habiller Jean… ou plutôt déshabiller Muhammad, Ali, et Bakary ?

En fait, depuis plusieurs mois, des experts avertissent que la principale victime de la crise énergétique « européenne » ne sera pas l’Europe, mais les pays en voie développement, notamment ceux en Afrique, Asie et Amérique Latine qui sont particulièrement dépendants des importations d’énergies fossiles, et dont les monnaies sont faibles. « La hausse des prix des produits de base s’ajoute aux défis découlant de l’inflation et de l’endettement élevés, du resserrement des conditions financières mondiales, des progrès inégaux en matière de vaccination, ainsi que des fragilités et des conflits sous-jacents dans certains pays », indiquait l’Agence Internationale de l’Energie en octobre.

Bien que l’influence énergétique de la Russie sur l’Europe soit presque terminée, la carence de l’approvisionnement mondial en GNL, ainsi que le récent accord de l’OPEP+ pour réduire de manière importante la production, mettent à mal l’économie mondiale. Comme relaté par cet article d’Oil Price News, l’AIE confirme aujourd’hui que bien que l’Europe semble s’en sortir, pour le reste du monde la crise ne fait que commencer.

Pour plein de bonnes mais aussi de mauvaises raisons (ex. rente coloniale et post-coloniale) l’Europe est proche du sommet de la pyramide économique mondiale, et garde une monnaie forte, lui permettant d’imprimer de l’argent par centaines de milliards d’euros sans perdre la confiance des marchés.

Inversement, un pays comme le Pakistan ferait le centième de cela (c’est le bon ordre de grandeur, pas juste une façon de parler) que le Fonds Monétaire International lui taperait sur les doigts.

Ce qu’il faut comprendre ici est que c’est aux plus pauvres de réduire significativement leur demande pour que le ménage européen moyen puisse continuer à faire le plein, se chauffer et consommer sans trop se contraindre. Ainsi la ruée européenne sur le Gaz Naturel Liquéfié a des conséquences tout à fait traçables sur les blackouts récents au Pakistan, cela est parfaitement documenté par les experts et par la presse.

Les fortes inégalités en matière de « résilience » s’observent également dans le cas du Covid-19. Des centaines de milliards d’aides ont été débloquées pour maintenir le système européen à flot, en aidant les entreprises sans distinction, qu’elles soient « durables » ou non. Par exemple des dizaines de milliards d’aides ont été accordées sans conditions aux compagnies aériennes, dont 4 milliards pour le seul Air France. La symbolique est ici très forte : les 1% des plus riches du monde sont responsables de 50% des émissions de carbone du secteur aérien (ce n’est pas que symbolique car le transport aérien est tout de même responsable de 3,5% du changement climatique, son forçage radiatif augmente de 4-5% par an, et le transport aérien n’est généralement pas l’usage le plus précieux sur lequel dépenser le peu de budget carbone qu’il reste à l’humanité… humanité dont la part la plus pauvre se retrouve également être la plus vulnérable au changement climatique).

Bref tout va bien, globalement les pays riches ne se sortent pas trop mal du Covid.

Ce n’est guère le cas du reste du monde, qui n’a pu se permettre de monétiser le coût des confinements. Pour ne donner qu’un exemple des conséquences économiques du Covid-19 dans les pays pauvres : d’après le Programme Alimentaire Mondial, en 2021 environ 2,3 milliards de personnes dans le monde étaient en situation d’insécurité alimentaire « modérée ou grave », soit 350 millions de plus qu’avant l’apparition de la pandémie de COVID-19.

Ce n’est évidemment pas pour minimiser les difficultés de nombreux ménages européens depuis 3 ans (difficultés dont on peut cependant suggérer qu’elles relèvent des mêmes schémas d’injustice).

Dernier exemple illustrant encore une occasion ratée de traverser une crise en évoluant vers une société plus durable et plus juste : la baisse du cheptel bovin, à l’œuvre depuis 2016 (entre autres en raison du départ à la retraite des éleveurs), s’est nettement accélérée en 2022 comme conséquence de la hausse des coûts de production, de la sécheresse et des canicules. L’occasion (enfin) de « manger moins mais mieux » en soutenant nos éleveurs en difficulté ? Non, pas vraiment : nous sommes plutôt partis pour manger tout autant de viande de bœuf, de provenance plus douteuse. Les importations de viande bovine ont en effet largement dépassé les niveaux d’avant pandémie. D’après les Douanes française, elles ont augmenté de 25% sur la période janvier-août 2022, par rapport à la même période en 2021. Beaucoup de ressources naturelles sont nécessaires à la production de viande, alors que celle-ci est en passe de (re)devenir un produit de luxe.

Je ne veux pas entrer dans la caricature des méchants riches dominant les peuples du tiers monde. L’Europe en est aussi arrivée là par l’innovation, par l’effort, et par la bonne gouvernance. Elle a également apporté et exporté des choses utiles au reste du monde. Et on ne peut pas imputer aux pays riches toute la responsabilité des difficultés et de mauvaise gouvernance des pays pauvres.

Là n’est pas le sujet. Le propos de cet article est qu’avec le changement climatique, l’épuisement des ressources, et autres phénomènes de limites à la croissance, le monde va vraisemblablement se contraindre. Et les pays riches sont partis pour utiliser leur position privilégiée pour aspirer ce qu’il reste de ressources. La théorie du « ruissellement », mais dans l’autre sens (pardon, je suis peut-être un peu trop influencé par ma lecture récente de L’Utopie ou la Mort par l’éco-marxiste tiers-mondiste René Dumont, qui n’a clairement pas eu tout bon, mais avait tout de même un regard assez incroyablement visionnaire… il y a 50 ans !).

Sachant que les plus grands « ogres » au sommet du sommet de la pyramide sont certainement les Etats-Unis : l’empreinte carbone moyenne d’un Américain est environ deux fois supérieure à celle d’un Européen, les prix du gaz y sont 7 fois moins élevés qu’en Europe (ce qui va surement avaler une bonne part de notre industrie), le mode de vie Américain est, pour le coup, vraiment « non-négociable », et la résilience européenne sera peut-être de courte durée.

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