Vincent Liegey est chercheur indépendant, conférencier, et auteur spécialiste de la décroissance. Il a récemment publié « Sobriété (la vraie) » avec Isabelle Brockman. Il est déjà intervenu sur Plan(s) B.
Bonjour Vincent. S’il y a une « vraie » sobriété, quelle est la « fausse » sobriété ?
Je n’aurais pas pensé faire un jour un livre sur la sobriété, j’ai longtemps travaillé sur le sujet de la décroissance, mais les deux notions sont intimement liées. Ce livre sur la sobriété nous a été commandé alors que l’Europe sortait de canicules, de sécheresses et d’incendies historiques, où l’on commençait véritablement à ressentir dans notre chaire ce qu’est le changement climatique. Le thème de la sobriété ne pouvait plus être ignoré du gouvernement et de l’oligarchie financière, notamment dans une période où s’accélèrent d’autres phénomènes prévisibles, comme l’agression de l’Ukraine par la Russie, ou encore les tensions d’approvisionnement et le dérèglement des chaines de production ayant suivi la crise du Covid.
La sobriété est un « joli mot » et un concept très ancien, que nos sociétés modernes ont quelque peu oublié. On peut aussi parler de « tempérance » et autres termes de ce type. Il faut savoir s’auto-limiter, et notre civilisation organisée autour de la croissance a perdu cela de vue.
Mais malheureusement ce concept a été réapproprié par nos dirigeants, dans le mauvais sens ! Emmanuel Macron a employé des termes très forts comme la « fin de l’abondance » et le « changement de paradigme »… à la suite de quoi la Première Ministre a annoncé que la sobriété ne consistait surtout pas à « faire moins ». Autre exemple, Geoffroy Roux de Bézieux, Président du MEDEF, disant que nous allons désormais faire de la « croissance sobre ». Comme pour la « résilience », les mots sont vidés de leur sens, réappropriés, cooptés par un système dominant qui prétend s’emparer des sujets de société… pour faire exactement le contraire de ce que ces mots signifient.
Le monde occidental n’a pourtant pas attendu nos dirigeants pour s’intéresser à la sobriété et la pratiquer. Les études convergent pour indiquer que la société civile s’approprie cet enjeu, change ses progressivement ses habitudes de vie, ses représentations…
Il nous est donc apparu évident, avec ma co-autrice Isabelle Brokman, qu’il était nécessaire de recadrer les choses à travers ce livre. Nous pensons que la sobriété peut être quelque chose d’émancipateur et de joyeux, à condition qu’on s’en empare politiquement, bien loin du côté mortifère de notre société actuelle.
Comment appliquer politiquement la décroissance et la sobriété ?
La sobriété doit s’appliquer assez logiquement de manière proportionnelle aux niveaux de revenus. La sobriété sans véritable réflexion sur la justice sociale, en général ça se passe mal ! Car justement la société de croissance a permis de toujours repousser à plus tard la question des inégalités : puisqu’on avait de la croissance, les plus pauvres pouvaient accepter les inégalités, au regard de la promesse de croissance future.
Mais si on parle de la fin de la croissance, qui est aujourd’hui à la fois nécessaire et inévitable, désiré et désirable, cela doit passer nécessairement par un projet extrêmement ambitieux de redistribution, de partage, et de mise en commun. Or la sobriété telle qu’elle a été présentée par nos dirigeants été culpabilisatrice, et préparait culturellement les plus pauvres à accepter une austérité imposée, alors que notre vision de la sobriété est une opportunité pour vivre dans une société beaucoup plus juste, qui offre des espaces de bien-être, d’auto-détermination et de liberté pour les plus précaires.
Le paradoxe d’Easterlin constate qu’au-delà d’un certain seuil, la croissance du revenu ou du PIB par habitant ne se traduit pas nécessairement par une hausse du niveau de bonheur. En effet il suffit aujourd’hui d’ouvrir les yeux pour s’en apercevoir.
Certaines signes (sondages d’opinion, discussions sur LinkedIn, musique médiatique et politique ambiante) peuvent laisser penser que les défenseurs de la décroissance et de la sobriété ont gagné du terrain, voire sont en train de remporter la bataille culturelle. Est-ce le cas ?
Il y a 5-6 ans je percevais déjà des signaux faibles que j’avais analysés par écrit, qui m’avaient valu du scepticisme de la part de mes amis décroissants, qui pensaient au contraire qu’il n’y avait guère de frémissement.
A l’époque il était observable que des pans majeurs des populations occidentales commençaient à prendre conscience des limites planétaires, d’un certain mal-être (ex. avec les bullshit jobs), d’une déception par rapport à la notion de « progrès » telle qu’elle nous était vendue, d’une aliénation par rapport aux « avancées » technologiques etc.
Je commençais aussi à être invité à donner des conférences sur la décroissance, dans des milieux où j’étais jusque là persona non grata. Pour tirer le trait, je suis passé de la désobéissance civile où je m’enchainais à des portes d’entreprise, d’institutions publiques, ou de grandes écoles, à être invité pour discuter avec sincérité de ces sujets de société. Des « boomers » commençaient à entendre parler de ces sujets à la maison, et les premières discussions que j’ai eues avec des cadres dirigeants étaient motivées par le fait qu’ils ne comprenaient pas ce qu’il se passait dans la tête de leur jeune fille éco-féministe qui les accusaient d’être des « salauds de capitalistes qui perpétuent le patriarcat, détruit la planète, roule en 4×4 et prend l’avion pour chasser et manger de la viande » (je tire toujours le trait).
Depuis 3-4 ans je constate un véritable rouleau compresseur, confirmé par des études sociologiques. Pour en citer une, le MEDEF a publié une étude sur le rapport des Français quant à l’innovation technique pour répondre aux enjeux environnementaux, et se désolait du fait que 57% des Français pensaient que la décroissance était une solution plutôt adaptée à ces enjeux-là, plutôt que les solutions techniques.
N’est-on pas dans une bulle en France et en Europe ? Aux Etats-Unis, notre discussion peut apparaitre un peu lunaire, non ?
Je dirais qu’ils ont plutôt 10 ans de retard, mais la pensée décroissantiste est aussi très forte aux Etats-Unis. Mais en effet dans un pays comme la France on a peut-être davantage reçu une claque sur ces sujets. Je pense entre autres à la démission de Nicolas Hulot, à la répression du mouvement des Gilets Jaunes, à nos amis collapsologues (que je critique parfois, amicalement) qui ont fait certain un travail d’éducation populaire, qui s’est certes arrêté sur les constats, ce qui a généré une certaine éco-anxiété, mais qui a permis de créer une dynamique de transformation des imaginaires.
Cela s’est accéléré avec le Covid et le confinement de mars 2020, où les travailleurs non-essentiels se sont retrouvés à la maison avec les enfants, ont découvert qu’ils pouvaient s’arrêter de travailler sans que la Terre s’arrête de tourner, ont pris du temps pour se renseigner sur la situation écologique, ont développé des activités riches de sens etc.
Le malaise de notre société est de plus en plus prégnant, notamment chez les jeunes de familles privilégiés, ce qui est assez nouveau dans l’histoire du capitalisme ! C’est peut-être minoritaire, mais c’est potentiellement un signal faible de changement de modèle.
Dernier indice que je citerai, car il y en a beaucoup ! Un baromètre de l’ADEME indiquait récemment que 93 % des Français désireraient « revoir en partie ou complètement le système économique et sortir du mythe de la croissance infinie ». Si l’on avait réalisé la même étude il y a 10 ans, la grande majorité des gens n’auraient même pas compris la question. Mais cela souligne aussi de grandes contradictions : on aspire à autre chose, mais la sobriété individuelle est loin d’être insuffisante. Nous sommes par ailleurs très inégaux par rapport à nos capacités à faire un pas de côté, nous réapproprier nos consommations. Cela demande un capital culture, éventuellement un capital économique, qui permettrait de prendre le risque de quitter son bullshit job et bifurquer.
On est pleins de contradictions car contraints par nos emprunts (logement, voiture), notre cadre socio-culturel… la publicité renforce d’ailleurs ces contradictions !
L’avion est un sujet qui fait partie de ces contradictions, n’est-ce pas ?
C’est un bel exemple. Je pense que toi et moi faisons partie des 10% de la population mondiale ayant particulièrement pris l’avion dans leur vie. Pour ne rien cacher, il m’arrive encore de prendre l’avion depuis Budapest où j’habite, pour des déplacements en France qui me paraissent importants pour animer le débat sur la décroissance.
Il m’arrive parfois de faire le trajet en train, ce qui n’est pas toujours facile, notamment pour des raisons économiques. Mais ces raisons économiques sont d’abord des choix politiques. La décroissance ne signifie pas la fin du voyage comme nous le mentionnons dans notre livre, mais une manière différente de voyager.
Prolongeons la discussion sur l’application politique de la décroissance… comment s’y prend-on ?
La décroissance peut être appliquée à deux conditions. D’abord la démocratie, telle que reflétée entre autres par les résultats prometteurs de la Convention Citoyenne pour le Climat. Ensuite, la justice sociale : la décroissance doit d’abord s’accompagner aux plus riches, mais avec un accompagnement bienveillant. Il ne s’agit pas de dire aux pilotes d’avion de se débrouiller car ils auront fait les mauvais choix de carrière ! Il faut promouvoir de nouveaux imaginaires, de nouveaux métiers, de nouveaux rapports au travail etc.
Pour citer un extrait de discours du syndicaliste américain Nicholas Klein en 1918, qui n’a rien à voir avec la décroissance, mais qui peut faire réfléchir : « D’abord ils vous ignorent. Ensuite ils vous ridiculisent. Et après, ils vous attaquent et veulent vous brûler. Mais ensuite, ils vous construisent des monuments ». Après avoir été ignorés et ridiculisés, la prochaine étape sera-t-elle d’être brûlé ? Ou va-t-on, je l’espère, passer directement à l’étape de construction de monuments ?
Je suis inquiet de la résurgence du climatoscepticisme depuis l’été dernier, alors que j’aurais pensé qu’une fois que le changement climatique devient évident, on mettrait cela derrière nous. Je suis également inquiet de risques de maladaptation au changement climatique, par exemple dans le domaine agricole où l’on tarde à remettre en question des modèles insoutenables. Par ailleurs, les harcèlements et agressions contre les journalistes ou agriculteurs qui « font différemment » se multiplient. Pour donner un dernier exemple de risque de fuite en avant, je m’inquiète aussi de plans de plus en plus explicites de géoingénierie solaire.
Je comprends tout à fait. Il faut faire très attention à ne pas généraliser, nous sommes face à des évolutions très hétérogènes, à la fois négatives et positives. Certains exemples que tu cites peuvent se produire dans certains endroits, et dans d’autres non.
Par ailleurs tout cela n’est pas nécessairement irréversible : l’Histoire a montré que les avancées et les retours en arrière se succède. Il y avait par exemple eu des avancées dans les années 70 en matière de prise de conscience, notamment avec la publication du « rapport Meadows » et les chocs pétroliers. Puis on a un peu perdu cela de vue, il y a eu une traversée du désert pour les idées décroissantes, avant que ça ne revienne sur le devant de la scène.
La notion « d’éco-terrorisme » n’est malheureusement pas nouvelle. Ce type de rapport de force violent se passe ailleurs sur la planète, où des militants écologistes sont régulièrement assassinés, notamment en Amérique du Sud.
En France il y a un certain élan politique, certes parce qu’on est rattrapés par la réalité climatique et énergétique, et qu’on doit surmonter des contraintes que nous avions voulu nier. Malheureusement, ne réagir que face aux contraintes risque de nous faire basculer vers l’éco-fascisme, plutôt que vers une décroissance joyeuse. Nous avions d’ailleurs anticipé ce clivage politique entre d’un côté ceux qui prônent la décroissance (au sens du débat sociétal démocratique et l’organisation juste de nouveaux modèles de société) et de l’autre côté des alliances inquiétantes pouvant aller du centre à l’extrême droite, qui se replie sur un système civilisationnel qui nous mène à notre perte, et refuse le débat, car ils sont, avec l’oligarchie financière, les perdants d’une remise en question de l’ordre établi.
Certains de mes amis reçoivent des menaces de mort sur Internet mais les réseaux sociaux proposent une présentation très déformée de la réalité ! Si l’on éteint Twitter et qu’on part à la rencontre réelle des gens, on voit que la réalité est beaucoup plus nuancée, que la majorité est prête à dialoguer, et se questionne sur le sens de notre modèle de société. Y compris au sein d’institutions dont l’ADN est la croissance !
L’enjeu central est de récréer des espaces de dialogue, pour sortir de ces cercles vicieux qui ne peuvent mener qu’à une escalade de la violence, dont les premières victimes seront d’ailleurs les plus fragiles.
Justement, quid du militantisme « non-violent » ?
Je suis fondamentalement non-violent, mais la non-violence ne signifie pas d’exclure la désobéissance civile. J’ai participé à l’occupation du ZAD de Notre-Dame-des-Landes dès ses débuts. Je suis actif dans des réflexions sur les conditions qui permettraient à la non-violence et la désobéissance civile d’obtenir des résultats politiques probants. La non-violence n’exclut pas des actes de sabotage, auxquels je suis favorable à conditions qu’ils soient intelligents, prudents (ne blesser personne), construits collectivement, et tactiques ! Car derrière il va y avoir bien sûr la question de la réaction de l’opinion publique.
Que ce soit sur les retraites ou Ste Soline, le gouvernement joue la carte du pourrissement pour décrédibiliser, désunir et décourager les manifestations, qui sont pourtant supposés être des moments de convivialité et de rencontre. Une enquête de Médiapart montre que Gérald Darmanin a créé les conditions d’un champ de bataille et de violences à Ste Soline, de manière à retourner l’opinion publique en sa faveur. Ne soyons pas les idiots utiles du système en tombant dans les pièges qui nous sont tendus ! Trouvons le juste équilibre entre la détermination pour exprimer notre colère, mais aussi le pas de côté, la finesse, l’effort collectif, la subtilité, et l’humour, des moyens tout autant efficaces.
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