Un décroissant donne une conférence au Comex d’une grande multinationale

Le malaise s'installe depuis 3-4 ans dans l'Entreprise X. Les jeunes talents sont de plus en plus sceptiques face au greenwashing, et difficiles à recruter. Beaucoup de cadres ne sont guère plus convaincus, ils sont en dissonance cognitive et de plus en plus désengagés.

Certains persévèrent sans trop y croire, certains partent, d’autre restent parce qu’il faut bien mettre du beurre dans les épinards, mais demandent à passer à la semaine de 4 jours afin de consacrer le moins de temps possible à détruire la planète.

Aujourd'hui Timothée Parrique intervient auprès du Comex pour démontrer par A+B que la croissance verte est un leurre et que seule une décroissance planifiée peut encore nous permettre d’éviter le désastre.

Il y a quelques années on lui aurait unanimement ri au nez. En fait il n'aurait jamais été invité. Aujourd'hui, ça fait moins rire. L’idée de la décroissance gagne du terrain de diverses manières à travers la société, chez les progressistes, les conservateurs et les technocrates. Ce n’est plus une minorité que quelques pourcents d’écolos et ça devient un peu trop bruyant. Les partisans de la croissance et de la foi dans le progrès technologique sont surpris d’être soudainement considérés comme un camp, alors qu’ils ne font qu’épouser les lois de la nature humaine.

Les deux tiers du Comex sont, dans les grandes lignes, déjà familiers avec les constats exposés par Parrique. Ils ont rarement l'occasion d’y consacrer une heure de temps de cerveau, mais vivent à peu près sur la même planète que la communauté scientifique, savent que cette affaire d’Anthropocène et de limites planétaires est sérieuse, et disposent du niveau de CE2 requis pour comprendre que quelque chose cloche avec la logique de croissance exponentielle infinie dans un monde fini. La Grande Accélération n’a que 70 ans, et déjà les forêts dépérissent, les déserts avancent, les glaciers fondent, la mer monte, la biodiversité s’effondre et les experts ont récemment estimé que la limite planétaire de "l'introduction d'entités nouvelles dans la biosphère" avait été franchie. En d’autres termes, la pollution chimique est totalement hors de contrôle.

Bref l'empreinte environnementale explose et le Business-As-Usual du duo de choc Marché-Technologie ne semble que très partiellement en mesure d'y remédier, quand il n’aggrave pas carrément la situation.

L’Entreprise X va on-ne-peut-mieux économiquement et les marchés lui promettent un avenir radieux. Et donc, comme beaucoup d’activités qui vont très bien, niveau écologie l’Entreprise se retrouve particulièrement du mauvais côté de la barrière. Son secteur émet beaucoup de CO2, pour un usage essentiellement récréatif. Les technologies de décarbonation ne seront pas disponibles de sitôt, voire jamais. Et la croissance de la filière induit la croissance de tout un tas d'autres activités insoutenables pour le climat et la biodiversité.

Au sein du Comex Monsieur A se dit qu’après tout X respecte la loi. Il est tout de même un peu embarrassé car sa fonction consiste essentiellement à influer les politiques de manière à préserver les avantages fiscaux dont jouit son secteur d’activité, et freiner les contraintes réglementaires qui pourraient lui nuire. Il a également pour rôle de rassurer les parties prenantes quant au fait que X est sur la bonne voie pour atteindre le net-zéro d'ici 2050. Il faut faire avaler quelques couleuvres, mais bon… de toute façon le pétrole qui ne sera pas brûlé par X le sera forcément par une autre entité. Il en est hélas ainsi. Mais Monsieur A, lui aussi, aimerait bien faire des conférences expliquant aux gens ce qui serait vertueux dans une société idéale post-capitaliste, mais bon…

Madame B a dû batailler plus que n'importe qui pour faire des études poussées puis se hisser jusqu'à son poste. Elle peut aujourd’hui loger sa maman dans une maison de retraite décente, soulager les difficultés financières de sa sœur, et envoyer de l'argent au pays pour rénover des écoles dont les murs se fissurent. À la base Madame B n'avait pas signé pour détruire la planète. Elle prend conscience du problème depuis 3 ans et au pays, les effets du changement climatique et de la 6ème extinction sont déjà très inquiétants. Alors si on extrapole un peu la tendance...

Monsieur C se dit qu'il faut garder son sang-froid, rester pragmatique et prudent face à tout ça. Peut-être que la crise environnementale ne sera pas si grave et qu'on pourra s'y adapter. De toute façon l’humanité est prise à son propre piège : on est trop nombreux grâce aux progrès de la médecine et de l’agriculture, on consomme trop car ça fait plaisir au cerveau, et on produit trop car c’est ainsi que les nations bâtissent leur puissance. Le coup est parti et on n'a pas d'autre choix que s'adapter. Au pire on recourra à la géoingénierie solaire. Au pire du pire, il y aura des famines des guerres et des maladies, comme ce fut d’ailleurs toujours la norme en dehors de la parenthèse enchantée que l’on vit actuellement. On verra bien, il y aura le temps de voir venir et d'aviser selon les circonstances. Tout cela est encore très flou, les échéances comme les conséquences. La décroissance pourquoi pas, mais Monsieur C ne voit pas comment la traduire à l’échelle de l’Entreprise X. A la maison les enfants sont un peu remontés contre Papa qui pollue. Monsieur C a récemment fait l’acquisition d’une Tesla, installé des doubles-vitrages à la maison de campagne et remplacé la moitié de ses voyages professionnels par des visioconférences. Il a divisé son empreinte par 2 en peu de temps et fustige les voyageurs en jet privé qui ne sont pas sur la bonne tendance.

Madame D ne sait trop quoi penser. La question de la décroissance mérite d’être posée, néanmoins le discours comporte des angles morts ; la liste serait longue mais elle aurait bien aimé que Parrique s’y attarde un peu. Si son secteur d'activité décroit en volume d’un facteur 4 des économies entières, déjà fragiles, vont s'effondrer à l’image de l’Égypte et de la Tunisie. Si les pays industrialisés sortent des fossiles au rythme nécessaire pour tenir les 1,5C en diminuant le PIB quasiment d’autant, ce sera l'effondrement économique chez nous et la famine chez les autres. L'insécurité alimentaire ré-augmente dans le monde depuis 2015, explose depuis 2020, et on voudrait ralentir les flux commerciaux en privant les plus pauvres de leurs sources déjà maigres de devises étrangères ? Et réduire encore davantage leur accès au marché mondial des intrants agricoles dérivés du pétrole ? Car soyons clairs : il n'existera pas d'entité supra-étatique omnipotente omnisciente et bienveillante répartissant de manière équitable une base rapidement rétrécissante de ressources fossiles. Ce n'est juste pas comme ça que ça fonctionne.

Monsieur E en a plein les bottes de toute cette hystérie climatique martelée quotidiennement et se demande ce que vient faire ici ce clown moustachu qui devrait sortir un peu de son laboratoire universitaire et se frotter davantage à la vraie vie. Monsieur E en a marre de faire semblant de croire en cette doxa. D'après les sondages 40% des gens pensent tout bas la même chose comme lui, bientôt la majorité à mesure que cette imposture catastrophiste se confirme d’année en année. Alors que la population mondiale a quadruplé depuis 1930 le nombre de morts dans les catastrophes naturelles a lourdement chuté, notamment grâce au développement économique permis par les énergies fossiles. Par ailleurs, les archives paléoclimatiques font régulièrement apparaitre des événements de Dansgaard-Oeschger avec des fluctuations de +5 degrés en seulement 30-40 ans. Le GIEC en parle dans son rapport complet mais pas dans le résumé destiné aux politiques : comme c’est curieux ! La réalité est que le climat ne fait que changer tout le temps, que la vie s'adapte, et que l’humanité sera plus intelligente que les autres espèces pour s’adapter. De toute façon on ne va pas sortir des énergies fossiles en 30 ans, c'est une blague, sérieusement sur quelle planète vivent ces gens ? Et ce n'est certainement pas en privant les plus pauvres d'énergies fossiles qu'ils s'adapteront au changement climatique.

Moment de flottement depuis la fin de l’intervention de Parrique. L’auditoire soulève par politesse quelques questions convenues sur le nucléaire, l’éolien et la sobriété.

Monsieur F, le PDG, va bien devoir dire quelques mots de conclusion. Il remercie Parrique pour son exposé fort intéressant, qui soulève des problématiques absolument stratégiques pour X. Il réaffirme l'engagement de l'entreprise à tout mettre en œuvre pour faire sa part et remplir ses missions sociales et environnementales inscrites dans sa raison d’être. Il rappelle les 4 axes de la stratégie de décarbonation de la maison, et les opportunités que cela ouvre.

Très pris par une grosse commande des Saoudiens, cela faisait des mois que Monsieur F n'avait pas réfléchi à cette histoire de CO2. Ça commence en effet à chauffer et à ce train-là, au cours des années 2030, dans un monde à +1,5 degré promis aux +2 degrés, où l'empreinte climatique de son secteur aura dépassé celle de l'automobile, sa "license to operate" serait à risque. Il y a d'autres chats à fouetter d’ici là, mais ce genre de chose s'anticipe quand même un minimum.

Parrique et ses camarades décroissants n'ont pas complètement tort. Climat ou pas climat, on consomme trop, on pollue trop, et le système n'est juste pas câblé pour y faire face.

Monsieur F a consacré sa vie à la prospérité de ce fleuron de l'industrie française et ne peut pas décemment laisser sa filière couler, et laisser sa part du gâteau aux Chinois et aux Américains. La France est déjà suffisamment comme ça en voie de déclassement, et hormis la filière de Monsieur F, il ne reste plus grand chose qui maintienne à flot une vague puissance industrielle sur la scène internationale.

Ses discussions avec les militaires sont assez claires : en 2050, dans un monde risquant d'être devenu très dangereux pour des raisons loin de ne se limiter qu’au climat, la filière est pour la France un de ses rares atouts géostratégiques pour puisse continuer d'exister, et éviter de sortir complètement de l’Histoire.