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Ce qui nous nourrit principalement : l’autonomie alimentaire et les limites du maraîchage

Un jardin familial productif et bien paillé (photo de l’auteur)

Stéphane Audrand est consultant (droits de l’homme, contrôle des armes), écrivain et paysan à temps partiel.

Parmi les nombreuses prises de conscience liées à la pandémie de Covid-19, la question de l’autonomie alimentaire est probablement l’une des plus importantes. La vulnérabilité des flux logistiques, la concentration des centrales d’achat, le rôle central de la grande distribution, la spécialisation des régions sur une ou deux productions agricoles, l’importance des marchés mondialisés, font que la sécurité alimentaire pourrait bien, dans un contexte de changement climatique très rapide et de crises sanitaires, devenir un problème non seulement pour des pays émergents, mais aussi pour de nombreuses régions françaises.

Le sujet ne se limite pas aux zones urbaines. Même (surtout ?) dans les campagnes, l’autonomie alimentaire est en question. Je vis dans le Morvan, une région très rurale, avec un taux d’emploi agricole deux fois plus élevé que la moyenne nationale (environ 5% contre 2%)[1]. Pourtant, la contribution du Morvan à l’alimentation de ses habitants est anecdotique, surtout en termes de « calories » : le Morvan a été spécialisé dans la production de veaux broutards qui sont vendus pour engraissement dans d’autres régions et l’essentiel de son système agricole s’y consacre. Les autres productions sont très minoritaires. Si les des marchés essentiellement maraichers existent, ils ne fournissent généralement qu’une partie minime de l’apport calorique journalier et encore leur approvisionnement est-il en partie dépendant de Rungis. Quant aux caddies des supermarchés, ils sont remplis de produits venant « de loin ». De même, les jardins potagers, s’ils sont courants, ne produisent finalement que peu de calories.

Le cas du Morvan est malheureusement symbolique des campagnes françaises, qui ont perdu durablement leur capacité à « s’autoalimenter ». Face à cette situation, les projets fleurissent, portés par les collectivités locales ou des associations, principalement centrés sur le maraichage, la production de fruits et légumes frais en circuits courts. Si ces initiatives sont excellentes pour limiter les transports, pour fournir un apport précieux en vitamines et sels minéraux et pour permettre l’accès à une alimentation diversifiée et de qualité, il y a généralement une incompréhension : non, le maraichage ne nous « nourrit » pas et il n’apporte qu’une « sécurité alimentaire » très marginale. En général, le maraichage est un « sous-produit » d’une autre agriculture, au sens où il demande toujours beaucoup d’intrants (scoop – oui, le fumier, la paille ou le bois raméal fragmenté du paillage permacole sont des intrants dans un potager). Surtout, le maraichage ne produit finalement que peu de calories, difficiles à conserver de manière prolongée.

Le présent article est une réflexion que j’ai développée à la lumière de mon histoire personnelle. Je ne suis pas un « professionnel » de l’agronomie ou de l’agriculture, mais je pense avoir acquis une expérience significative dans le domaine de l’agriculture familiale en « micro ferme », à même d’éclairer certaines démarches.

Notre famille est installée dans le Morvan à temps plein depuis 2013. Ayant racheté une ancienne ferme avec mon épouse, et disposant de quelques hectares de prés et de champs, nous avons décidé de nous lancer dans une agriculture familiale tournée vers la production alimentaire de base. Même si la rentabilité financière n’est pas toujours au rendez-vous, cette démarche repose sur un certain nombre de convictions autour de la volonté d’être acteurs de notre alimentation, de renouer un lien direct avec ce qui nous nourrit et de vivre en boucle aussi courte que possible. Le tout, en mettant en œuvre des méthodes aussi « « naturelles » que possibles (« biologiques », « permacoles », « agroécologiques » ou autres termes en vogue pour limiter le recourt à la chimie de synthèse et aux énergies fossiles).

Cette production alimentaire se fait « à temps partiel », puisque nous avons conservé une activité professionnelle annexe qui assure nos rentrées monétaires et nous permet d’acheter « tout le reste ». Mais nous produisons une bonne part de notre alimentation. Ne vendant pas de surplus, nous ne sommes pas cotisants à la Mutualité Sociale Agricole. Cela ne fait donc pas de nous des agriculteurs au sens légal du terme, mais pleinement des membres d’une société paysanne telle qu’elle a existé pendant des siècles, pendant lesquels la poly-activité et la production vivrière familiale étaient la norme et la spécialisation dans l’agriculture, l’exception, jusqu’à la grande transformation du long XIXe siècle[2].

Avant d’évoquer notre production, je dois dire un mot de l’évaluation des besoins alimentaires familiaux. N’étant ni nutritionniste ni agronome, je me contente de raisonner en « bon père de famille » : je suis à la recherche d’une alimentation saine et équilibrée, qui ne nous plonge pas dans la disette, qui permettre à mes enfants de bien grandir et dont la production préserve les écosystèmes qui nous entourent.

Pour évaluer les besoins alimentaires familiaux, l’approximation et les marges de sécurité devraient être la règle. Pourquoi ? Principalement parce qu’il faut compter avec le gaspillage, volontaire ou involontaire (problèmes de conservation des stocks, déchets de cuisine) et avec les impondérables (invités, maladies, accidents mauvaises récoltes). De manière simplifiée, nous avons besoin de calories (d’énergie), apportée sous des formes diverses, avec principalement des glucides (les sucres), des protides (les protéines) et des lipides (les corps gras), associés à une grande variété de vitamines et de sels minéraux. Le facteur énergétique est déterminant dans la sécurité alimentaire : avant de « bien manger », il faut « manger suffisamment », surtout si on mène une activité physique intense (comme une agriculture peu mécanisée). Ainsi, le passage d’une activité « sédentaire » à une activité « vigoureuse » suppose un accroissement de 56% de l’énergie apportée à l’individu d’après le groupe d’experts FAO/OMS/UNU[3].

Sur la base de ces évaluations, un homme adulte ayant une activité physique soutenue a un besoin alimentaire qui s’approche de 3000 kilo-calories (kcal) par jour. Une femme ou un enfant auront des besoins moindres, et l’activité physique ne sera pas intense tous les jours de l’année. Cependant, compte tenu des besoins « connexes » (invités éventuels) et des pertes en ligne (déchets de cuisine et autres), cette évaluation de 3000 kcal par jour me semble être sécurisante. Pour notre famille de 4 personnes, nous avons donc besoin de 3000×4 = 12000 kcal par jour.

Sur une année, cela représente 12000 x 365 = 4 380 000 kcal, soit 1 095 000 kcal par personne.

Notons que les évaluations strictes, « au plus juste » qu’on trouve ça et là sur internet prennent en compte des valeurs bien moindres, liées au mode de vie sédentaire de la plupart des actifs. On trouve des valeurs moyennes qui tournent autour de 2300 kcal pour une femme, 2500 pour un homme et 2000 pour un enfant. Cela représenterait stricto sensu 8800 kcal par jour pour nous quatre, soit 3 212 000 kcal par an. Mais cela constitue selon moi une valeur « plancher », qui ne prend en compte aucun gaspillage et suppose une allocation totalement optimale des ressources dans une population sédentaire. Est-ce raisonnable à l’aulne de nos vies réelles ? On trouve même des évaluations à 1900kcal par jour sur des sites consacrés à l’autarcie. Cela me semble objectivement très insuffisant (ou alors seulement du point de vue du sédentaire assis devant son écran ou de la personne âgée qui cultive son petit potager)[4].

A l’opposé, dans l’optique d’une réflexion sur l’autonomie et la sécurité alimentaire, il ne me semble pas absurde de considérer qu’une famille de 4 personnes aura besoin de disposer de 5 millions de kcal par an, soit une douzaine de % de marge. La suite de cet article reposera donc sur cette évaluation : il faut que je nourrisse un foyer de 4 personnes en disposant de 5 millions de kcal. J’ai conscience que cela représente 50% de plus que la valeur « plancher », mais c’est aussi le « prix de la sécurité et de la solidarité » avec celles et ceux qui, forcément, seront dans le besoin. Nous distributions d’ailleurs une partie de notre production à nos parents. Ajoutons que dans le cadre d’une économie informelle de troc, cela permet d’échanger des calories contre « autre chose » (artisanat, sel, animaux, coup de main, etc).

Il nous faut donc 5 millions de kcal pour nous quatre. Et maintenant, en 2020, que produisons-nous et comment ?

En termes de potager consacré au maraichage, nous cultivons environ 400m². Cela me semble déjà assez considérable au quotidien. Dans le Morvan, la saison de maraichage est courte, les hivers précoces et longs. Nous vivons en fond de vallée, ce qui a des avantages (fraicheur de l’été, moindre impact des canicules, surtout face au changement climatique) mais aussi des inconvénients (gel précoce et tardif, journées plus courtes). Au final, la saison propice au maraichage ne dure qu’environ 7 mois dont environ seulement 130 jours sans gel. J’arrive tout de même à prolonger l’hiver certaines cultures potagères avec des couvertures doubles (lisez le livre d’Eliot Coleman sur les légumes en hiver)[5].

Sur cette surface, nous parvenons à produire une quantité assez correcte de légumes, qui couvre environ 90% de nos besoins quantitatifs : nous achetons certains légumes que nous consommons rarement comme le chou romanesco ou le brocoli, et nous achetons des tomates et quelques carottes de mai à juillet. Voici un résumé de nos productions sur ces 400m² sur une année, qui représentent tout de même une demi-tonne, dont une moitié en pommes de terre :

A ceci il faut ajouter « de 30 à 300kg » de pommes et de poires, selon les caprices des gelées tardives. Les pommes se conversent plusieurs mois en cave, mais le stockage est limité en quantité, nous écoulons les surplus en cidre, qui se conserve longtemps mais n’est pas vraiment « nourrissant ». Notre production de fruits de verger de plein vent est encore embryonnaire puisque, comme je l’expliquerai plus loin, les arbres ont le mauvais gout de mettre du temps à produire quand on les plante.

Vous aurez noté que je cultive du maïs en grains. C’est plutôt rare dans un potager, mais pourtant le maïs est une excellente plante potagère. Elle valorise bien l’arrosage et les apports de compost, elle restitue beaucoup de paille au sol, la polenta est un aliment très nourrissant, les grains se conservent bien, ils peuvent être valorisés dans l’alimentation de la plupart des animaux d’élevage et surtout il s’agit de la seule céréale qui peut faire tout son cycle « à la main », sans autre outil qu’une houe, y compris pour la moisson. Contrairement à une légende tenace, elle est économe en eau, sa photosynthèse très efficace lui permettant de produire un kg de grains pour environ 450 litres d’eau, contre 590 pour le blé[6]. Je cultive des variétés anciennes d’Amérique du Nord des Pyrénées, non-hybrides[7].

A côté de la production « brute » j’applique une décote pour les évaluations, qui représente la production utilisable. En effet, lorsqu’on calcule la valeur nutritionnelle d’une production, il faut tenir compte de toutes les pertes entre le potager et l’assiette : légumes abimés à la récolte, pourris ou attaqués pendant le stockage, pertes à l’épluchage, à la cuisson… Par exemple, lorsque je récupère 1kg de pommes de terre dans la grange, j’en ai produit plutôt 1100g et, une fois épluchées, j’en aurai 850g à cuire. Ceci, ajouté à la nécessité de conserver des tubercules pour les replanter, explique une décote variable, autour de 25%. Je suis frappé que cette réalité ne soit pour ainsi dire jamais évoquée dans les estimations des sites et livres de jardinage (notamment de permaculture). Par exemple, on évoque souvent un chiffre de « 50 à 100kg de pommes de terre » comme étant suffisant pour une famille pendant un an… De notre côté, nous sommes plutôt à une consommation de 2-3kg « ingérés » par semaine, soit environ 120kg par an, mais 150kg effectivement consommés. Le reste est soit donné à notre famille, soit consacré à l’alimentation des porcs ou des poules. Mais serait-ce raisonnable de ne viser une production « que » de 120kg ? Produire de 200 à 250kg pour une famille me semble une fois encore plus sécurisant.

On notera aussi la place des haricots secs. De mon expérience, ce sont les seules légumineuses qu’on peut cultiver dans le Morvan avec fiabilité et qui peuvent se récolter et se battre/trier à la main en raison de leur taille. Productifs (surtout grimpants) les haricots secs sont une précieuse source de protéines. Avec un régime « polenta de maïs + haricots secs + légumes frais pour les vitamines », vous avez presque un régime équilibré. Presque, car il manque du gras.

Vous aurez noté qu’il n’y a en effet aucun oléagineux. Je plante quelques tournesols, pour l’agrément, mais nous n’avons aucun noyer et les oliviers ne peuvent pousser chez nous. Nous avons parfois ramassé des noix et extrait l’huile, mais c’est un processus particulièrement long et fastidieux, de même que le ramassage des noisettes ou des faines de hêtre. Une des grandes vertus de l’élevage porcin en semi-liberté était historiquement de laisser le cochon ramasser seul les fruits de la forêt et de les transformer en gras alimentaire de qualité (le saindoux).

Quelle est la valeur énergétique de toutes ces productions ? Pour l’évaluation, je suis parti de valeurs moyennes qu’on trouve partout sur internet. En général, la valeur énergétique est donnée pour 100g, mais j’ai converti en valeur « au kg » (dernière colonne du tableau). Il s’agit de valeurs moyennes, arrondies. Je pense qu’il n’y pas besoin de chiffres d’une grande exactitude, mais d’ordres de grandeur raisonnables. Là encore, nous ne comptons pas les calories dans un laboratoire, nous les évaluons pour une cuisine familiale.

On le voit, le potager de 400m² et les quelques fruitiers qui le bordent nous apporte environ 440 000 kcal à l’année. Soit 9% de nos besoins alimentaires estimés (les fameux « 5 millions de kcal »).

Vous aurez noté que les pommes de terre représentent environ 35% du total en poids et en apport énergétique. Ceci nuance singulièrement les estimations usuelles qui font reposer les besoins énergétiques « autonomes » sur les pommes de terre. Outre le fait qu’elles ne se stockent bien qu’un peu moins d’un an dans une cave, les pommes de terre seules ne peuvent nous nourrir, même si leur apport en calories est sensiblement plus élevé que le reste des légumes.

Notez aussi que les 35kg de maïs en grain représentent environ 30% de l’apport en calories fourni par le potager, pour à peine plus de 5% de la masse produite. On entrevoit ici l’importance des plantes à graines, que je développerai plus tard.

Je pourrais sans doute produire d’avantage : par plus de travail (mais je manque de temps), par un recours à d’avantage de tunnels et de voiles de forçage (mais cela prend du temps à installer et c’est du plastique – donc du pétrole), par des intrants chimiques (mais je suis plutôt contre au potager), par un meilleur compost (il n’y en a jamais assez) ou en étant plus « investi en permaculture ». Mais même en optimisant beaucoup ma production, je doute pouvoir faire mieux que la doubler. Certains sites de permaculture suggèrent que je pourrais quadrupler ou quintupler cette production. C’est sans doute possible dans des régions propices en termes de maraichage : autour des villes paradoxalement le climat est plus propice car plus chaud l’hiver et la pression de la faune sauvage est plus faible (maudits campagnols qui adorent le paillage !). Dans les régions à climat tempéré et océanique, la production est possible 10 ou 11 mois sur 12.

Très bien. Et ? Que faire avec « tous ces légumes » ? En termes d’alimentation, il y a des limites à ce que nous pouvons manger effectivement. Actuellement, nous disposons pour nous quatre d’environ 1,5kg de légumes et fruits potagers par jour pendant toute l’année. Même en doublant la production, nous ne serions pas encore à un million de calories et je crois que nous serions à notre « limite » en termes d’ingestion de légumes !

Mais même en approchant le kilo de légumes ingérés, nous n’aurions couvert que 20% de nos besoins estimés, les fameux « 5 millions de kcal ». (ou 25% si on se cantonne aux estimations plus frugales).

Crouler sous les légumes pourrait paraitre séduisant, mais cela ne nous « nourrirait » pas.

Mais alors, qu’est-ce qui nous nourrit vraiment ?

Je crois que vous l’avez deviné d’après le début du propos : les plantes à graines. Directement (en les mangeant) ou indirectement (en les donnant à des animaux). L’herbe aussi nous nourrit, indirectement, en la donnant à des animaux ruminants qui savent la « transformer » en lait ou en viande. La plupart des « herbes » de la prairie sont d’ailleurs soit des graminées (des poacées, cousines du blé) ou des légumineuses (des fabacées, cousines du haricot).

De fait, nous achetons, comme la plupart des Français, de la faine, des pâtes, du riz, de la semoule, du boulgour, des lentilles… Bref, autant de « graines ».

Dans les « plantes à graines », nous avons les céréales les plus courantes (blé, orge, maïs, riz), les céréales secondaires (seigle, avoine, triticale, épeautre, sorgho), les pseudo-céréales (sarrasin, quinoa), les légumineuses comestibles (haricots secs, pois et pois chiches, lentilles, lupin, fève et fèverole) et les oléagineuses (tournesol, colza principalement).

Les graines de toutes ces plantes ont des caractéristiques qui les rendent uniques et vitales pour l’alimentation et la sécurité alimentaire :

  • elles sont concentrées en énergie, avec des niveaux variables de sucres, protéines et corps gras,

  • elles se conservent facilement, autour de 10 à 15 ans au sec, à température ambiante, à l’abri des ravageurs, en conservant leurs qualités nutritionnelles et leurs facultés germinatives (le maïs un peu moins pour ce qui est des facultés germinatives),

  • elles se transportent facilement sur de grandes distances, même lentement. La France importait déjà du blé d’Amérique sous l’ancien régime, avec des voiliers. Sans pétrole ni cales réfrigérées,

  • elles ont un cycle annuel et pour beaucoup sont adaptées à un semis tardif pour profiter des pluies d’automne et d’hiver.

En contrepartie, leur culture est plus difficile et objectivement hors de portée du « potager familial », à l’exception notable des haricots secs et du maïs dont les rendements au m² peuvent être assez satisfaisants et qui sont toutes deux des cultures « sarclées » qui peuvent se mener au potager, jusqu’à la récolte grâce à la taille de leurs graines. Les valeurs énergétiques moyennes parlent d’elles-mêmes :

On le voit, les valeurs des farines tournent autour de 3500kcal au kg et celles des huiles approchent 9000. Bien entendu, la valeur énergétique brute des graines oléagineuse est plus faible, mais elles contiennent également des protéines qui peuvent se valoriser en alimentation animale. Le sucre que nous consommons ordinairement, le saccharose, issu de la betterave ou de la canne à sucre, a quant à lui un apport un peu plus élevé que les farines. Il n’est pas possible de le produire « à la maison », même si les betteraves sucrières poussent bien, le procédé industriel d’extraction est trop complexe.

Notez aussi les valeurs de la châtaigne et de la noix, deux arbres qui ont historiquement une grande importance pour la sécurité alimentaire des campagnes (tout comme, dans une moindre mesure, les glands de chênes ou les faines de hêtres) et qui sont souvent mis en avant dans les projets d’autonomie. Leur production est parfois abondante, leur entretien ne demande que peu de travail, et leur valeur est semblable aux plantes herbacées annuelles à graines. Elles apportent un complément mais, en termes de gestion des risques, ne peuvent constituer la base de la production : un arbre peut mettre jusqu’à 15 à 20 ans pour produire et peut se retrouver détruit en une saison (maladie, tempête, accident). Il faut alors attendre de nouveau 15 à 20 ans. En outre, certaines années, du fait du gel tardif ou de problèmes de pollinisation, la production peut être nulle, plusieurs années de suite. Dans un contexte de changement climatique, les arbres seront malheureusement de plus en plus exposés à des risques qui augmenteront la probabilité de « remise à zéro » de la production.

D’un autre côté, les plantes à graines produisant selon un cycle annuel, elles sont d’une grande fiabilité, surtout semées en automne : même avec des étés de plus en plus sec, les pluies qui tombent en France entre octobre et mars suffisent à « produire quelque chose ». Et comme elles se stockent 10 ou 15 ans, il est possible de prévoir « une à deux années calamiteuses ». La solution de sagesse est donc de planter des arbres autour de vos champs de céréales ou dans des friches – c’est la base de l’agroforesterie.

Avec la comparaison des valeurs énergétiques des aliments, on entrevoit ici le « paradoxe de la petite salade de tomates » qui touche beaucoup de jardiniers : la production emblématique des jardins est incroyablement satisfaisante, bien meilleure en gout et en apport de vitamines que les productions industrielles. Mais elle ne vous nourrit pas. Ce qui vous nourrit, c’est le « filet d’huile » et la « petite tranche de pain » que vous ajoutez sans y penser, après avoir consacré votre temps de jardin à la tomate.

Ainsi, vos 200g de tomates vous apportent 50kcal, le filet (10g) d’huile 90kcal et une portion de 50g de pain environ 135kcal[8], pour un total d’environ 275 kcal. Mais la plupart des gens vous diront « en ce moment je ne mange que des tomates de mon jardin »… Si vous ajoutez une petite portion de blanc de poulet ou un œuf de votre poulailler (environ 100kcal – ou 30g de haricots secs si vous êtes végétarien), vous serez autour de 400 kcal, soit un petit repas de sédentaire, « équilibré » dans lequel les tomates ne comptent que pour un huitième des calories apportées.

Serait-il raisonnable d’envisager de manger, à la place, 1,6kg de fruits et légumes frais par repas même si vous pouviez les produire ? Je ne crois pas.

Les plantes à graines ont une autre valeur, très importante : leur moisson, lorsque les grains sont murs, produit des tiges lignifiées – de la paille – très utile en paillage et en litière pour animaux. C’est un point vital, notamment pour les démarches de permaculture qui ont recours à un abondant paillage, à la fois pour limiter le travail du sol et pour l’enrichir par la décomposition des matières carbonées par la faune du sol. Ce sont des méthodes formidables, pour préserver la structure et la biodiversité du sol, pour économiser l’eau, et pour produire beaucoup de légumes en réduisant le travail et les traitements. Je paille moi-même beaucoup[9]. Mais on lit souvent que ces méthodes sont « sans travail du sol et sans intrants ». C’est en grande partie faux.

Le paillage doit venir de quelque part et c’est donc bien un « intrant » (qui repose, souvent, sur un travail du sol, mais ailleurs). Le plus efficace est de recycler la production de matière sèche du jardin d’agrément : tailles des haies, tontes tardives de certaines zones en herbe. Ce sont rarement des tâches non mécanisées, surtout pour les quantités à apporter. Pour 400m² de potager, chaque année, j’ai besoin d’environ 200kg de paille et de bois raméal fragmenté. Même si mes plantations de saules fournissent beaucoup de branches, je dois passer du temps à le « moissonner » et à la broyer pour en faire du BRF. De même, le fumier apporté au potager et qui lui permet de produire en abondance est souvent issu de l’élevage, beaucoup plus rarement du compostage des toilettes humaines qui est plus compliqué sur le plan sanitaire. Le tas de compost « familial » ne produit pas à lui seul de quoi fertiliser tout le jardin, même si nous sommes appliqués. C’est en cela que le maraichage est souvent un « sous-produit » d’une autre agriculture, celle des plantes à graines, soit directement, soit via l’élevage.

Vous lirez par exemple les mérites immenses (et tout à fait réels) des maraichers parisiens qui produisaient des légumes en abondance dans et autour de Paris jusqu’au début du XXe siècle, avec des méthodes très « bio intensives », tout en recyclant la litière et le crottin de cheval des transports de la capitale[10]. Mais ces maraichers n’étaient pas dépendants des « chevaux de Paris » : ils étaient dépendants, en fait, des agriculteurs céréaliers qui produisaient la paille, le foin et l’avoine distribuées aux chevaux. Le maraichage urbain était ainsi un magnifique exemple de circuit court, d’économie circulaire et d’agriculture biologique qui fournissait presque en toute saison la ville en produits frais tout en optimisant le recyclage des déchets. Mais il ne « nourrissait pas » Paris et il n’était pas « autonome dans ses intrants ».

Plus près de nous, la ferme du Bec Hellouin est devenue, en France, un des symboles vibrants de la production en permaculture (largement maraichère). Les vidéos qu’on peut voir sur internet vantent le « tas de compost », le « bokashi », le paillage et cette impression « circulaire » qui produit, exporte de la matière organique (les fruits et légumes) et ce sans « rien importer » dans la ferme.

Mais les propriétaires du Bec Hellouin admettent, avec une transparence que les journalistes et thuriféraires ne mettent pas toujours en avant, qu’ils ont recourt au fumier du haras voisin. Ce « recourt » est tout à fait massif et déterminant. L’étude menée par l’institut Sylva avec AgroParisTech sur les flux de matière au Bec Hellouin confirme que ce fumier représente… 70% des apports de fertilisation et que ses apports se chiffrent en tonnes. On est loin de l’autosuffisance par le tas de compost[11].

Et là encore, ce qui est la base de ce cycle, ce ne sont pas les chevaux, mais les prés qui les nourrissent (en foin) et les champs de céréales qui les alimentent (en grain et en paille). Prés et champs dont on ne peut pas présumer de l’éventuelle fertilisation non biologique, mais qui en tous cas doivent être exploités de manière totalement mécanisée et motorisée.

Le maraichage est donc le « sous-produit d’une autre agriculture » (ou d’une sylviculture si votre intrant est un bois raméal fragmenté). Ce n’est pas grave en soit. Il faut juste l’admettre.

De mon côté, je cultive maintenant un demi hectare de céréales avec un vieux tracteur et quelques outils aratoires. Sur cette surface, je pourrais utiliser mon motoculteur, c’est la surface maximale viable avec un tel engin (mon petit tracteur me fait gagner du temps). Un voisin vient moissonner, l’investissement dans une moissonneuse ne serait pas rentable, ni en argent ni en temps (c’est typiquement le genre de matériel à posséder en commun).

Pour la campagne 2019-2020, j’ai semé un méteil, mélange de triticale, d’avoine et de pois. Le triticale est un hybride de blé et de seigle, plutôt destiné à l’alimentation animale et qui réussit bien sur les sols acides et pauvres car il est compétitif face aux herbes sauvages. Sur un demi-hectare, pas question de « pailler à la main » ou de « faire du BRF à la main » : il faudrait au moins 5 tonnes de BRF, voire le double… On entre là dans le domaine de ce qu’on appelle en agriculture les « grandes cultures ». Même si le semis direct est possible dans certaines conditions, l’apport de fertilisation est tout de même souhaitable si on n’a pas, comme moi, la chance d’avoir un sol très propice.

Cette année je me suis limité à 100kg de fientes de poule séchées (achetées en jardinerie) et à une préparation du sol au déchaumeur, ne voulant utiliser ni engrais azotés chimiques, ni glyphosate pour désherber. L’infestation de chiendent a été forte et mon rendement n’a été « que » de 20 quintaux à l’hectare en cette année calamiteuse, soit une petite tonne de grains et, ce n’est pas le moins important, environ 600kg de paille que j’ai ramassé avec une vieille botteleuse. Je pense pouvoir espérer monter à 30-35 quintaux à l’hectare en améliorant la fertilisation, notamment en faisant livrer du fumier, en restituant comme cette année la moitié de la paille au sol et en implantant du trèfle, soit de manière permanente, soit temporaire[12]. L’apport de quelques unités d’azote minéral pourrait aider aussi certaines années. Je n’en fais pas une question de principe absolu : apporter des fientes de poule séchées issues d’élevages en batterie ou des granulés d’ammonitrates, au fond, soulèvent dans les deux cas des questions éthiques. Et ma douzaine de poules ne produit guère que de quoi fertiliser le potager, tandis que nos porcs sont élevés en plein air : ils « fertilisent la prairie » directement.

Notons que cette tonne de grains représente tout de même 3,4 millions de calories environ, soit un grand pas vers l’autonomie alimentaire (en tous cas, nous serions à l’abri de la faim en cas de cataclysme). Nous l’utilisons pour nourrir poules de ponte et poulets et engraisser deux porcs, avec un complément d’issues de triage achetées à la coopérative bio locale. Si j’avais dû semer du blé pur pour la farine, mon rendement aurait été plus faible et les pertes au triage avant consommation humaine plus importante… Nous achetons notre farine, même si j’espère un jour parvenir à cultiver une petite pièce de blé ou d’épeautre.

Je dispose aussi de quelques hectares de prairies pauvres, mais qui pourrons un jour alimenter, de manière très extensive, quelques moutons ou chèvres, pour compléter la ration en laitages et viande sans épuiser les sols, tout en bénéficiant de l’effet « puits de carbone » des prairies permanentes.

Dans un cas comme dans l’autre, je sais que je suis dans une situation assez particulière d’expérimentateur et je ne prétends pas que mon expérience soit généralisable. En revanche, elle montre les « limites » de l’agriculture familiale : on ne nourrit pas une famille avec les légumes du potager. Ou, plus précisément, on la nourrit « mieux », mais pas « assez ».

Conclusion – Quelles conséquences tirer de ce vécu et de cette analyse ?

Les conséquences de cette expérience personnelle et familiale sont par nature limitées, mais je pense pouvoir avancer quelques pistes de réflexion autour de ces sujets.

Pour le mouvement permacole / agroécologique, je pense qu’il est souhaitable d’arrêter de colporter l’idée selon laquelle le maraichage en permaculture pourrait « nourrir le monde » sur de « très petites surfaces ». Quand je lis parfois qu’il suffirait de 65m² pour nourrir une personne, j’hésite entre l’hilarité et l’affliction. Tout au plus cela peut-il être suffisant (mais c’est déjà formidable) pour produire des légumes frais. Le maraichage en permaculture est là pour nous donner, presque en toute saison, des légumes en abondance, pour compléter notre alimentation de façon variée et saine, pour « mieux manger », mais pas pour « manger assez ». C’est l’utilité, par exemple, de l’agriculture urbaine. Compte tenu des faibles surfaces mobilisables, les villes peuvent espérer dans l’avenir produire une partie de leurs fruits et légumes, intra-muros ou en périphérie immédiate. Cela ne donnera pas de « sécurité alimentaire », mais une « qualité alimentaire » moins dépendante du pétrole et des flux logistiques. La base alimentaire dépendra, toujours, de production de plantes à grains dont les surfaces requises ne permettent pas de les envisager en ville.

D’autre part, il faut que les promoteurs de la permaculture et de l’agroécologie admettent la dépendance du système envers les apports de matière sèche, de fumier et de compost qui viennent forcément « d’ailleurs » : des jardins d’agrément (via les tontes et tailles de haies compostées), des forêts (mais l’exportation de bois raméaux peut poser des problèmes de fertilité à la forêt), ou des champs via la paille. Ne nous trompons pas : le maraichage bio intensif et la permaculture sont porteurs de réels progrès. Ils sont la promesse d’emplois locaux et non-délocalisables, d’une nourriture saine, d’une production en circuits courts, du recyclage de matières sèches et organiques sous-produits des jardins résidentiels et/ou de l’agriculture des « grandes cultures », d’une protection et d’un enrichissement des écosystèmes locaux et d’un moindre recourt à la chimie de synthèse et aux carburants fossiles. C’est très bien, ce sont des objectifs à la fois louables, motivants, durables et suffisants pour ne pas vouloir prétendre « remplacer » l’agriculture céréalière de plein champ ou abolir la mécanisation et les engrais azotés de synthèse partout.

Les engrais azotés de synthèse, dont la fabrication utilise aujourd’hui du gaz naturel mais qui peut également s’effectuer via l’électrolyse de l’eau, ont été et sont toujours un formidable moyen d’émancipation des agriculteurs, grands ou petits, et de stabilisation des rendements, avant même leur amélioration. Apporter quelques unités d’azote sous forme de granulés d’ammonitrates au printemps sur une céréale après la pluie peut palier aux manques d’azote disponible suite à un mauvais compostage ou à une pousse insuffisante des légumineuses. C’est moins fastidieux que d’épandre des fumiers de ferme qui, en outre, doivent être enfouis ou brassés à la couche superficielle du sol pour éviter la volatilisation de l’azote. Cet apport de printemps, s’il concerne des quantités maîtrisées, ne percole nullement dans les nappes phréatiques comme peuvent le faire d’autres apports en excès ou à la mauvaise saison, d’engrais chimique comme de fumier[13].

Pour les pouvoirs publics, et notamment les collectivités locales qui souhaitent s’orienter vers des territoires plus « résilients » sur le plan alimentaire, il faut admettre, de la même façon, que le maraichage ne peut pas « nourrir » les populations ni assurer leur sécurité alimentaire en cas de pénurie. Il faut produire des céréales et les stocker en vue de problèmes, partout, sans attendre de l’Etat qu’il le fasse. Actuellement, le système agricole français repose sur une grande libéralité dans le commerce des grains : les producteurs de grains les vendent sur les marchés et peuvent les exporter. La France est un « gros » producteur de céréales, qui compte pour beaucoup dans la sécurité alimentaire de nombreux pays. Cela veut dire que les récoltes sont souvent vendues « sur pied » dans des marchés à terme, et que les exportations tendent à être prioritaires pour équilibrer la balance du commerce extérieur. Cela crée aussi une responsabilité « française » : si nous réduisons nos rendements, d’autres, qui seront encore plus impactés que nous par le changement climatique, n’auront plus à manger.

Mais être un pays « producteur de grain » ne garantit pas que la population mange à sa faim. Aujourd’hui, rien ne force les producteurs à réserver leur production pour nourrir la population. La question de savoir s’il faut réglementer ou laisser faire le commerce des grains a longtemps été un débat complexe, qui a notamment beaucoup agité les philosophes des « Lumières ». Si les tenants du libéralisme ont « gagné » et semblent avoir vu leurs vues « triompher », cela est sans doute moins dû à la validité de leur théorie qu’à l’évolution du modèle agricole. Le développement des transports, la plus grande régularité et l’augmentation des rendements liée à la mécanisation naissante au XIXe siècle et aux importations de guano, puis les procédés de synthèse des engrais azotés ont contribué à créer des surplus de grain, d’abord aux Etats-Unis puis en Europe. Mais pendant la « grande famine de la pomme de terre » en Irlande au XIXe siècle, des navires partaient sans cesse du pays pour exporter le grain produit dans les grands domaines agricoles propriétés de la noblesse anglaise. Les paysans irlandais ne pouvaient pas s’acheter le grain et les politiques libérales du gouvernement de Londres, centrées sur le « laisser faire » ne prévoyaient aucune aide sociale. L’armée anglaise escortait même les convois de grain… la famine n’a pas été causée par une pénurie alimentaire liée au mildiou. La famine eut une cause sociale, la priorisation de la propriété privée et du libre commerce des gains au détriment de la survie des plus humbles. Sommes-nous à l’abri d’un tel comportement ?

Sans aller jusque-là, il faut admettre que la sécurité alimentaire repose toujours sur ces céréales et autres plantes à graines, soit directement soit par l’alimentation animale (à laquelle une part très – trop – importante des céréales est consacrée). Face au changement climatique, il est plus que probable que les rendements, durablement, seront orientés à la baisse. Une moisson « catastrophique » est même possible sur l’ensemble de l’Europe occidentale, en raison d’une année particulièrement peu propice. Avec un réchauffement climatique de 3° ou 4°, bien malin qui pourrait prédire les conséquences de surchauffes ou, qui sait, d’hivers totalement secs.

Enfin, la production de céréales destinées à la consommation humaine est très concentrée en France, dans quelques régions (le bassin parisien, les grandes plaines des fleuves). Ce n’est pas le tout de produire « assez », il faut aussi « acheminer ». Un effondrement logistique est toujours possible, par exemple en cas de pandémie. Le grain ne marche pas tout seul vers son consommateur. En cas de crise, la concurrence serait rude avec les éleveurs qui utilisent les grains pour l’alimentation des animaux monogastriques (poules et porcs) et pour la lactation et l’engraissement des ruminants (bovins, ovins, caprins). Une des orientations prioritaires des pouvoirs publics devrait être de gérer ce déséquilibre, notamment en incitant à la fois à la réduction de la consommation de viande et de produits animaux et à la réduction de la part des plantes à graines dans l’alimentation animale, notamment en limitant fortement leur usage dans l’engraissement des ruminants, même si cela passe par de profondes modifications de la normalisation des produits de boucherie et des « attentes » des consommateurs en termes de type de viande bovine notamment.

Historiquement, en cas de crise, les autorités de tous les pays du monde, depuis 200 ans, réagissent de la même façon : les capitales et les grands centres urbains sont prioritaires, puis les villes moyennes. Les campagnes, la « province » sont réputées pouvoir se nourrir plus ou moins seules et subissent les « razzias » ou « réquisitions » plus ou moins forcées. Mais ce comportement, hérité de l’époque où les campagnes produisaient toutes « un peu de nourriture » est inadapté à la spécialisation moderne. Au 21e siècle, les grains viennent de loin, en camion, en bateau, en train. Ils sont ensuite non pas distribués à la population, mais transformés de manière industrielle. C’est un défi à relever pour les collectivités locales qui veulent, avec sagesse, se « préparer au pire » sans tout espérer d’un Etat qui continuera, quoi qu’il arrive, à prioriser les grands centres urbains. Relancer la culture locale des céréales, disposer d’infrastructures de transformation, sanctuariser des débouchés pour ces productions par des contrats locaux (cantines, EHPAD, coopératives et AMAP), mais aussi (surtout ?) stocker en permanence un ou deux ans de grain semblent être des objectifs prioritaires, plutôt que de se lancer dans un énième projet de maraichage bio.

A mon avis ces projets, bien qu’ils soient toujours mis en avant et sympathiques, sont moins importants en zone rurale ou périurbaine que de réapprendre à chaque famille à cultiver son potager devant sa porte et à élever quelques poules. Le « rêve pavillonnaire » doit (re)devenir productif et non d’agrément. Ce qui doit être mutualisé, partagé, « en commun », ce sont d’abord les champs de grandes cultures pour la communauté locale, la production de grain et de paille, pas les jardins. Pour les porteurs de projets alternatifs de tiers lieux ruraux ou de villages « autosuffisants », la culture des plantes à graines devrait être une priorité collective. A l’opposé, chacun peut cultiver à son rythme un bout de potager avec des légumes pour sa cellule familiale (et, à titre personnel, je ne veux pas tenir un Soviet pour choisir ma variété de carottes).

Enfin, pour tout un chacun, la culture de quelques céréales dans son jardin, de manière anecdotique, peut-être l’occasion de se confronter à cette réalité implacable : ce sont principalement les plantes à graines qui nous nourrissent, le reste est accessoire. Mais c’est une aventure humaine formidable qui consiste à s’échanger des semences, à faire des tests, à apprendre à semer, mais surtout à récolter, à stocker et à transformer son grain. Et quiconque a goûté à du grain frais, produit dans son jardin, en tire une expérience inoubliable.

[1] INSEE – dossier complet zone d’emploi Morvan juin 2020 – https://www.insee.fr/fr/statistiques/2011101?geo=ZE2010-2605 et Banque mondiale 2019 – https://donnees.banquemondiale.org/indicator/SL.AGR.EMPL.ZS?name_desc=true [2] Voir par exemple « la fin des paysans-ouvriers-marchands-soldats-matelots ? », dans Pierre Singaravelou et Sylvain Venayre (dir.) Histoire du Monde au XIXe siècle ; Paris, 2017, Fayard, 718 pages, pp. 44-45. [3] FAO, Human energy requirements Report of a Joint FAO/WHO/UNU Expert Consultation ; Rome, 17-24 October 2001 http://www.fao.org/3/y5686e/y5686e00.htm [4] http://monotarcie.blogspot.com/p/cultiver.html [5] Eliot Coleman : Des légumes en hiver – produire en abondance même sous la neige ; Paris, 2013, Actes Sud (trad de la version originale américaine de 2009), 214 pages. [6] La différence vient du fait que le blé d’hiver a ses besoins couverts par les pluies de la saison froide alors que le maïs, culture de printemps, a besoin d’eau en juillet et donc souvent d’irrigation. [7] Ou, plus rigoureusement, « à l’hybridation naturelle libre », le maïs étant une plante qui s’auto-hybride beaucoup, tout comme les cucurbitacées. [8] Dans le pain il y a de l’eau (et du sel et un peu de levure), ce qui explique que son apport en calories se situe autour de 270kcal aux 100g contre 340 pour la farine seule). [9] Mais pas « tout le temps » : en région froide comme le Morvan il faut enlever le paillage au sortir de l’hiver, en mars-avril, sinon il isole le sol et l’empêche de se réchauffer. Je remets le paillage en juin-juillet. [10] On trouve beaucoup de littérature sur les maraichers parisiens du XIXe siècle, voir par exemple Eliot Coleman, op. cit[11] Etude disponible en ligne : https://www.fermedubec.com/wp-content/uploads/2017/11/Novembre-2017_Flux-matieres-organiques.pdf Voir page 22 pour les proportions des matières utilisées dans les jardins en 2016 au Bec Hellouin. [12] Vu l’acidité et le caractère séchant des sols du Morvan, le trèfle blanc, emblématique de la « méthode Fukuoka » est hors de portée et je fais plutôt des essais avec d’autres légumineuses comme le lotier ou la minette, qui ont l’inconvénient de ne pas être aussi rampants que le trèfle blanc. [13] Faut-il rappeler que les problèmes bretons liés aux algues vertes ne proviennent pas majoritairement des engrais chimiques, mais des lisiers de porcs des élevages industriels ?

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