Notre maison brûle : comment vont réagir les puissants ? (interview)

Philippe Zaouati est Directeur Général de Mirova, la filiale « finance durable » du Groupe Natixis. Il a récemment publié un livre, « Discours sur l’Etat de l’Union », une fiction réaliste qui met en scène le discours du Président des Etats-Unis (issu du Parti Républicain, ça aura son importance !) en 2034, dans un contexte d’emballement climatique.

Bonjour Philippe. Quelle était votre intention à travers ce livre ? Sachant que nous ne sommes pas habitués à discuter avec des patrons qui écrivent des choses pareilles.

Le point de départ du livre était un questionnement qui me perturbait : quand on regarde l’histoire de l’humanité, il y a eu évidemment des chocs, des épidémies, des catastrophes… et à chaque fois ceux qui détenaient la richesse et le pouvoir ont réussi à s’en sortir ! Du moins à essayer de s’en sortir, en faisant peser les risques et les conséquences de ces catastrophes sur le reste de la population.

Pour réussir à s’en sortir, ils utilisaient généralement deux stratégies assez simples : la fuite et les murs. La première stratégie consiste à aller le plus loin possible des catastrophes. La seconde consiste à construire des châteaux forts pour éviter d’être assailli et tué.

Aujourd’hui nous sommes face à une situation de changement climatique, largement reconnue comme catastrophique, et ces deux stratégies habituelles de protection ne fonctionnent plus aussi facilement qu’avant. Fuir où ?  Le changement climatique frappera partout, même si Elon Musk pense pouvoir fuir sur Mars, mais cela apparait comme un fantasme encore un peu lointain. Et se barricader comment ?

D’où ma question : que vont faire les riches et les puissants pour essayer de faire supporter les conséquences sur les autres, et essayer de s’en sortir ? Le symbole évident des riches et des puissants est le Président des Etats-Unis, car c’est le pays qui détient le pouvoir et la richesse, et son chef caractérise donc la réaction possible des riches et des puissants.

2034 est un horizon suffisamment lointain pour qu’on ne sache pas qui sera le Président, mais suffisamment proche pour qu’on puisse imaginer assez concrètement ce qu’il se passera comme conséquences physiques et politiques. Et je mets en scène ce que le Président va proposer aux Américains pour qu’ils s’en sortent mieux que les autres peuples.

 

Dans votre récit le Président s’apprête à annoncer une décision absolument radicale, et je me suis dit que vous alliez aller sur le terrain, presque classique, de la géoingénierie. Eh bien non ! Votre dénouement est assez surprenant. Que peut-on en dire sans évidemment révéler la fin ?

D’abord, on est en 2034, face à une situation absolument catastrophique : les conséquences du changement climatique sont prégnantes, avec des événements climatiques extrêmes, des territoires devenant inhabitables, et des pays comme les Etats-Unis qui traversent des pressions migratoires très fortes.

Dans son discours le Président fait un bilan des dernières décennies, avec les trois grandes stratégies utilisées pour combattre le changement climatique : les négociations internationales, les changements de comportement, et la technologie. Le bilan est que ces trois leviers n’ont pas été suffisants pour changer la trajectoire. Pourquoi ? Sur les changements de comportement, le Président, avec une vision un peu « optimiste », félicite les Américains pour leurs « efforts considérables » : vous mangez un peu moins de viande, vous prenez un peu moins la voiture… ce n’est pas une révolution, mais il y a une inflexion. Cependant ces changements de comportements se heurtent à notre volonté de poursuivre le mode de vie à l’américaine, et ne sont de toute façon pas à la hauteur de ce qui serait nécessaire.

Deuxième levier très important, celui que les Etats-Unis utilisent dans leur narratif actuel : la technologie, avec la capture du carbone dans l’air, l’hydrogène etc. Il félicite là aussi les Américains pour leur inventivité, pour avoir significativement augmenté la part des énergies renouvelables dans le mix électrique, la part de la voiture électrique… Il sous-entend ainsi que les Etats-Unis ont « fait leur part » non seulement du point de vue des comportements, mais aussi de l’innovation et de l’intelligence. Mais cela ne suffit pas non plus car ces évolutions technologiques créent les classiques effets rebonds, créent d’autres problématiques de dépendance (notamment sur l’extraction des métaux).

Reste la troisième solution : on se met tous autour d’une table et on fait de la collaboration internationale. C’est le grand rêve des COP. Le Président dit qu’il a fait tout ce qu’il pouvait, que Trump a quitté la table des négociations mais que lui est revenu, et pourtant ça ne fonctionne pas. On voit bien dès aujourd’hui que la coopération internationale s’essouffle voire s’écroule, à de rares exceptions près. Les Etats aujourd’hui sont d’ores et déjà en train de se positionner dans le « monde d’après » : ils imaginent un monde où l’on n’aura pas réussi à résoudre la question climatique, où l’on sera dans une compétition, voire des guerres pour accéder aux ressources et se protéger des migrations massives. On observe dès aujourd’hui que la Chine et les Etats-Unis se positionnent déjà dans ce monde d’après. Plutôt que collaborer aujourd’hui, ils préfèrent se préparer pour cet après.

Donc rien n’a fonctionné, et là le Président des Etats-Unis dit qu’il va proposer autre chose…

 

Parmi les sujets qui m’ont frappé dans le livre figure la mue climatique et environnementale du Parti Républicain. Le Président renie même l’héritage climatosceptique du Parti Républicain, et appelle à regarder la réalité en face. Il se félicite même du déclin des industries carbonées américaines, au profit des énergies renouvelables ! Et il parvient à retourner la crise climatique à l’avantage des Etats-Unis et des idéaux du Parti Républicain : le patriotisme, America First... Et il détourne la responsabilité vers les pays émergent ou en voie de développement, qui continuent de polluer, ne contrôlent pas leur démographie… et font même, selon le Président, un « chantage environnemental » en menaçant par exemple de raser leurs forêts primaires si les pays riches ne versement pas de dédommagement pour le changement climatique dont ils sont principalement responsables. 

D’abord, sur le chantage aux ressources naturelles, c’est quelque chose que l’on observe déjà. Quand vous avez Lula qui se déplace à la COP, et propose de créer un OPEP des forêts, la symbolique est forte. On passe d’un OPEP du pétrole à une réunion des pays forestiers, un nouveau système de rente ! 

Concernant le Parti Républicain, on voit bien que le discours des politiques malgré tout s’adapte à la situation en se raccrochant à des fondamentaux. Il faut bien s’adapter à la réalité et l’intégrer dans le discours politique, avec plus ou moins décalage. MAIS on remodèle cette réalité de façon à la rendre digérable et cohérente avec l’idéologie qu’on défend. C’est une mécanique assez classée.

L’idéologie que défendent les Républicains et les conservateurs américains est certes fondée sur le pétrole, mais si demain ils trouvent le moyen de s’appuyer sur autre chose pour appuyer leurs idées, alors ils le feront. Je ne vois pas pourquoi ils continueraient de se raccrocher à quelque chose qui ne correspond plus à la réalité. Il faut juste qu’ils arrivent à trouver d’autres éléments qui correspondent à l’idée que les Américains sont les plus forts, doivent dominer le monde, et défendre leur mode de vie coute que coute. Les Républicains réinventent donc ces fondamentaux sur la base d’une réalité qui a changé.

 

Vous dépeignez des années 2030 où les Etats-Unis mais aussi l’économie mondiale continuent de prospérer malgré la dérive climatique. Vous soulignez même le paradoxe qui est que pendant un certain temps, l’économie peut continuer à croitre et se montrer « résiliente » malgré un monde qui se fissure. Malgré les feux de forêt et autres catastrophes, la croissance des Etats-Unis est encore de 3%, et les marchés se portent bien !

Je crois que c’est plus ou moins ce qu’on vit aujourd’hui. Certes, il y a une situation économique qui est assez moribonde, avec notamment l’inflation, qui va s’aggraver avec le changement climatique et la raréfaction des ressources. Mais globalement, si l’on regarde l’état de l’économie et qu’on se projette dans les années à venir, il y a tout un tas de secteurs en très forte croissance. Par exemple ce qui est en train de se passer avec l’Intelligence Artificielle est assez monumental, on est en train de changer le monde ! Cette croissance-là ne va pas s’arrêter, cette envie d’innovation va continuer, même si elle nous projette dans le mur à une vitesse encore plus rapide.

Pour autant, on a des catastrophes qui détruisent des pans entiers de territoire. Il est évident qu’on ne va pas avoir de rupture brutale où la croissance et l’innovation s’arrêtent d’un coup et où l’on passe dans un monde post-croissance.  Pendant plusieurs décennies, les deux éléments vont cohabiter : une économie dynamique et innovante (y compris dans les industries « vertes ») et à côté de ça des événements catastrophiques de plus en plus fréquents.

On est dans une dissonance assez surprenante.

 

Comment imaginez-vous Mirova naviguer dans ce monde de catastrophes et d’opportunités ?

Je dirais qu’à notre échelle les choses sont relativement faciles, nous sommes plutôt un petit investisseur, et nous sommes en capacité à faire des choix très forts, et de nous concentrer sur les solutions au développement durable. Certes beaucoup de gens se disent la même chose, ce qui fait que l’économie reste dans une dynamique insoutenable. 

A notre niveau le dilemme n’est pas très fort : on se dit que si Mirova fait de la croissance, c’est une bonne chose car on répond à des enjeux et des objectifs de développement des énergies renouvelables, de restauration des terres agricoles, d’éducation et de santé. 

Une problématique plus globale est celle de la finance, qui doit se réinventer dans une économie qui tienne compte des limites planétaires. On peut appeler ça « décroissance » si on veut, mais au bout du bout c’est bien ce dont il s’agit ! Il faut revenir à l’intérieur des limites planétaires. Et aujourd’hui la finance n’est du tout câblée pour cela, elle est consubstantiellement liée à une croissance sans fin. Lorsqu’on valorise une entreprise, on valorise sa croissance future, c’est le mécanisme des marchés financiers. Donc une entreprise avec zéro croissance a zéro valeur ! Dans quel cas la finance ne sert à rien, puisqu’elle sert à transporter de l’argent dans le temps en imaginant qu’on sera plus grands demain.

Une façon de s’en sortir est de ne pas tout mettre sur le même plan : il y a des secteurs où l’on a besoin d’injecter de l’investissement et de faire de la croissance, et d’autres non. C’est l’allocation des actifs qui fait tout : il faut allouer le capital là où c’est nécessaire, où l’on se projette dans une économie à l’intérieur des limites planétaires. 

Ce n’est certes pas une solution radicale qui change fondamentalement la nature du système, c’est la solution la plus simple et pragmatique aujourd’hui lorsqu’on est à l’intérieur du système financier. Car changer le système complètement est quelque chose de très compliqué… Donc on « joue au judo » avec le système, en utilisant les forces de l’adversaire pour essayer de remporter le combat.

 

Vous avez par le passé porté des messages de soutien envers des militaires comme Camille Etienne et Greta Thunberg. Vous avez fait le choix pour votre part de changer le système de l’intérieur, ce qui présente également son lot de défis : comment est-ce au quotidien ? 

Le principal est d’être sincère, et la conscience d’où on en est, et ce qu’on peut faire. A partir de là, je pense qu’il est possible de discuter avec beaucoup de gens. Je peux vous écrire des livres entiers sur les limites de la finance verte. Malgré tout, je pense que cela permet d’avancer.

Les limites du militantisme existent aussi, avec le risque de tourner en rond et de ne pas réussir à passer à l’action. Je pense que ces deux mondes doivent se parler et éviter de se détester. Malheureusement si le Business-As-Usual perdure, c’est parce qu’on fait le jeu du système de part et d’autre. Parmi ceux qui essaient de changer le système de l’intérieur, il y en a qui rejettent et délégitiment les militants, ce qui ne me semble pas souhaitable. A l’inverse, j’ai eu des militants me disant que ce que je faisais ne servait à rien, que j’étais même un alibi pour le système. Cette opposition-là est du pain béni pour le Business-As-Usual.

Dans l’histoire, les grandes révolutions se sont souvent faites par une coalition entre les révolutionnaires et les gens de l’intérieur du système. Je crois beaucoup à ces ponts-là.

Est-ce facile au quotidien ? Non c’est très compliqué, car on navigue dans un système qui n’est pas favorable Mirova fait partie d’une grande banque qui, bien qu’étant une banque mutualiste, est une grande banque, avec les comportements qui vont avec. Il faut composer avec ça.

Le point positif pour moi et ma plus grande fierté aujourd’hui concerne les collaborateurs qu’on arrive à attirer, notamment des jeunes, qui en parallèle sont de vrais militants du climat, beaucoup plus que moi. C’est une belle victoire pour moi, car je me dis que je n’ai plus besoin d’apporter d’impulsion, les équipes s’en chargent et veulent aller plus loin ! 

 

Nous avons sur Plan(s) B un auditoire assez éclectique qui m’amènent à échanger avec des anarchistes, des décroissants jusqu’au-boutistes, des gens entre-deux, des techno-solutionnistes etc. Parmi mes contacts il y a des personnes tentant de changer le système de l’intérieur, que ce soit dans l’aéronautique ou chez les pétroliers, et clairement ce n’est pas facile. Supposons que Total existe encore en 2050 : alors ils se disent qu’il vaut mieux qu’ils existent de la manière la plus « durable » possible. Et ce n’est pas facile, c’est parfois 2 petits pas en avant, 3 pas en arrière.

Je me permets une remarque : est-ce que Total existera encore en 2050 ? C’est une vraie question ! Y compris pour nous investisseurs. Nous n’investissons plus dans le pétrole depuis 10 ans, mais c’est une vraie question sur la transformation économique et technologique. Historiquement ce ne sont généralement pas les grandes compagnies qui se sont montrées les plus inventives. Ce ne sont pas les grandes entreprises ferroviaires qui sont devenues les leaders de l’automobile. Très souvent, les tenants de l’ancien monde ont tendance à vouloir continuer l’ancien monde trop longtemps, à ne pas transitionner assez vite, et à laisser la place à des nouveaux entrants. Je ne suis donc pas sûr que Total reste un des leaders de l’énergie en 2050-2060. En tous cas, je pense qu’une certaine partie des compagnies pétrolières s’écrouleront.

Autre remarque : le risque lorsqu’on essaie de changer le système de l’intérieur est d’être utilisé comme alibi, comme caution morale. Il m’est d’ailleurs arrivé de claquer la porte d’un ancien employeur, pour cette raison. Nous sommes à un moment où cette tentative de récupération est très forte. Lorsque Patrick Pouyanné décide de prendre la Présidence de l’association Entreprises pour l’Environnement, c’est loin d’être un acte mineur.

Aux Etats-Unis, il y a une politisation extrême de l’ESG, avec l’apparition de fonds anti-ESG, qui assurent de ne pas être « durables » ! Il y a des Etats anti-ESG qui ont passé des lois, punissent les entreprises proposant des fonds ESG, et exigent des investisseurs publics de les boycotter. Ron DeSantis, candidat sérieux à la prochaine présidence des Etats-Unis, affirme même que l’ESG est la plus grande menace qui pèse aujourd’hui sur la liberté et le socle de la construction du peuple américain.

D’une certaine façon, c’est peut-être une bonne nouvelle : tous ces sujets étaient des sujets de niche, aujourd’hui au moins la bagarre a commencé. C’est à la fois stressant et motivant.

 

Pour en revenir au contenu de votre livre, vous mettez les pieds dans le plat sur la question de la population et du contrôle démographique.

On ne peut pas passer à côté de ce sujet-là, bien qu’il sorte de plus en plus d’études qui sont rassurantes sur l’évolution de la population mondiale d’ici la fin du siècle. Mais si on regarde les prochaines décennies, la population va continuer d’augmenter et la pression de la population sur la planète va s’accentuer.

C’est une question que l’on prend souvent mal. Certains tenant du Business-As-Usual l’utilisent de façon malsaine en laissant entendre que la faute est aux populations à forte croissance démographique. Le patron d’une grande banque publique française que je ne citerai pas disait l’an dernier que le changement climatique n’est plus le sujet des Occidentaux : c’est la faute aux Chinois, aux Africains et aux Indiens. 

Il faut être sérieux : la grande majorité des émissions de gaz à effet de serre provient des pays riches et des populations aisées des pays émergents. Dans les pays pauvres, une part des dégâts environnementaux est liée à l’agriculture destinée à l’exportation. Il ne faut pas se mentir, il subsiste une certaine forme de néo-colonialisme, qui n’est d’ailleurs pas qu’occidental, mais aussi chinois.

Il y a bien sûr un enjeu démographique, c’est un facteur clé de l’évolution de la situation climatique dans les décennies qui viennent, mais cela ne doit pas conduire à rejeter la faute sur les pays en cours de transition démographique.

 

Justement, c’est un des prétextes qu’emploie le Président du Parti Républicain, pour retourner la crise climatique à l’avantage géopolitique des Etats-Unis…

L’impact de la démographie, combiné au changement climatique et à la dégradation des terres, entrainera des migrations massives, face auxquelles les pays occidentaux ne sont pas armés. C’est une évidence, j’enfonce des portes ouvertes, c’est ce que nous vivons actuellement.

Comment les Etats-Unis vont y répondre ? C’est un des sujets du livre…

 

Dernière question : avez-vous présenté votre livre à des experts en géopolitique et des militaires ? Pour eux qui font beaucoup de prospective, votre scénario serait à considérer…

Géopolitique oui, mais pas côté sécuritaire et militaire. Ce serait intéressant de le faire.