Canons à neige, avions, chalets peu occupés... la montagne dans une fuite en avant ? (interview)

Valérie Paumier est fondatrice de l’association Résilience Montagne, s’intéressant aux causes et conséquences du bouleversement climatique en montagne, et animant le dialogue entre les parties prenantes sur les alternatives au ski. Valérie est ainsi passée de l’autre côté de la barrière, après avoir eu pour mission, dans une vie antérieure, de promouvoir le ski en France auprès de touristes asiatiques. Elle nous parle ici des limites pesant sur l’avenir du ski : climat, eau, énergie, biodiversité, foncier…

Bonjour Valérie. Quels sont les enjeux liés à l’eau que posent notre rapport à la montagne ?

C’est en effet LE sujet qui fait grincer des dents en ce moment. Les Alpes sont le « château d’eau de l’Europe ». Lorsqu’un glacier fond, il peut à terme mettre à mal la ressource en eau potable. Il faut rappeler ici ce qu’est un bassin versant : c’est un territoire qui est drainé par un même cours d’eau et ses affluents. Les bassins versants sont délimités par des lignes de partage des eaux. Donc lorsqu’on parle de menace sur la ressource en eau et de stress hydrique, on parle de tout ce cycle de l’eau, du haut des glaciers jusqu’en bas des vallées.

Lorsque le débit est trop faible, ça ne menace pas seulement nos usages, mais aussi toute la biodiversité qui en dépend : « l’eau c’est la vie », et c’est loin de ne se limiter qu’à la vie humaine.

Les contraintes pesant sur l’eau des glaciers s’accroissent : fonte des glaciers en raison de la chaleur, de plus en plus de précipitations sous forme de pluie plutôt que de neige… Peux-tu nous éclairer sur les conflits que cela pose entre le ski (notamment les canons à neige) et les autres usages ?

On entend beaucoup de choses sur ce sujet qui fâche. Les conflits s’accentuent entre les nombreux usages de cette eau : domaines skiables, hydroélectricité, industrie, agriculture, ménages… Qui aura la priorité ?

En France lorsqu’on parle de « neige artificielle », on entend souvent dire que c’est de l’eau « empruntée et rendue à la nature ». Pas vraiment ! Quand on utilise de la neige artificielle, il faut en amont un gros stock d’eau : on parle là de bassines. Une bassine en montagne, ce n’est généralement pas un trou rempli par du ruissellement, sauf à la marge. En général, c’est de l’eau de captage de source : on capte des sources, quelques fois même directement des torrents et des rivières, à grand renfort d’énergie (ce qui est aussi un sujet en soi !) pour acheminer et capter cette eau dans cette bassine, et on décide que cette bassine est destinée aux domaines skiables pour permettre une neige suffisante sur les pistes.

Quand on capte l’eau d’une rivière ou d’un torrent, on entraine un risque d’assèchement du cours d’eau. Lorsqu’un cours d’eau s’assèche et que le débit est trop faible, on y tue toute vie piscicole et la biodiversité en général.

On ne peut pas non plus dire qu’on « emprunte » l’eau, car dans les bassines l’eau s’évapore. Certaines études estiment jusqu’à 30-40% de taux d’évaporation. Ce n’est donc pas de l’eau qu’on restitue dans le milieu, alors que les écosystèmes de montagne ont besoin de cette eau pour vivre.

Autre chose : quand on capte l’eau de la montagne, en sortie de source elle est quasiment propre. Quand elle entre dans une bassine, elle croupit et elle n’est plus potable du tout, ni pour les humains ni pour le bétail. Il faut alors des usines d’ultra-filtration, de centrales de potabilisation, avec la consommation d’énergie qui va avec !

Certaines stations de ski ont fait leur deuil et annoncent qu’elles comptent fermer, voire ont déjà fermé. La majorité, qui souhaite prolonger le modèle, ainsi que l’économie et les emplois qui vont avec, fait remarquer qu’en Autriche, en Suisse et en Italie, les taux d’enneigement artificiels des pistes sont bien plus élevés qu’en France, et que nous avons donc de la marge. Que réponds-tu à cela ?

On entre en plein dans la « compétitivité » entre nos domaines skiables et ceux des autres pays. Si la clientèle ne vient plus en France, alors elle partira ailleurs.

L’Italie présente un taux de 90% d’enneigement artificiel, la Suisse 70% ! En France on est à 38%. Mais le projet actuel est d’augmenter nos taux d’enneigement artificiel en vue d’atteindre à terme 70%. Certaines stations en France sont déjà bien au-dessus de ce taux, comme Font Romeu dans les Pyrénées à 93%. Ce qui peut accentuer les problèmes d’approvisionnement en eau des villages en aval.

Mais est-ce que la consommation d’eau de l’enneigement artificiel pèse vraiment lourd dans la balance ? Ou est-ce surtout une question éthique et symbolique, où l’on consacre de l’eau à des loisirs de gens plutôt aisés, dans un contexte de stress hydrique croissant ?

C’est loin d’être anecdotique. La consommation d’eau des domaines skiables des Alpes du Nord est d’environ 20 millions de mètres cubes, ce qui correspond à la consommation d’une ville comme Grenoble. Sachant que l’on voudrait quasiment doubler les taux d’enneigement artificiels. Certes les machines seront moins consommatrices d’eau par mètre cube de neige, mais il faudra quand même plus d’eau !

On est sur une ressource contrainte, et il apparait difficile de communiquer à la population qu’il va falloir fournir des efforts en matière de sobriété, alors qu’on utilise cette eau pour des usages récréatifs. 7% des Français skient.

Quels sont les impacts de la crise énergétique de 2022 (électricité, gaz pétrole) sur l’économie des stations de ski ?

Les effets sont très durs. Les grands acteurs des domaines skiables et les exploitants ont tiré la langue l’année dernière. Certes les remontées mécaniques sont de plus en plus performantes du point de vue de l’efficacité énergétique. Elles demandent des investissements importants, et permettent de remonter de plus en plus de monde, de plus en plus vite. Pour économiser de l’énergie, certains domaines skiables ont ralenti les remontées mécaniques. Alors faut-il continuer à investir dans des machines qui remontent les gens de plus en plus vite, et avoir un maximum de débit et d’usagers, ou faut-il ralentir les machines pour pouvoir payer la note ? C’est antinomique.

Il a aussi été question l’an dernier que les domaines skiables de France aillent discuter à l’Assemblée Nationale pour demander un bouclier tarifaire. La facture est trop importante. Les discussions sont encore en cours. Je suis curieuse de voir comment cela va se décanter car c’est un effet majeur.

Le surcoût peut être répercuté le prix des forfaits de ski, comme c’est le cas des investissements dans les remontées mécaniques modernes, les canons à neige etc. Mais jusqu’où sera-ce possible ? Peut-être que la fin de certaines stations sera un simple problème de rentabilité !

Il y a aussi des limites concernant le foncier, avec le prix de la nuitée qui augmente à mesure que le foncier se raréfie. Ce qui va nous pousser à aller chercher une clientèle de plus en plus aisée, venant de plus en plus loin, avec les impacts environnementaux que cela induit ?

Effectivement lorsqu’on perd notre clientèle de proximité en France car tout devient trop cher, il faut aller la chercher de plus en plus loin pour maintenir la croissance. Plus on monte en gamme car les prix augmentent, plus ou va chercher une clientèle internationale, qui demande des services de plus en plus « élevés ». Certaines stations reçoivent une clientèle à 70-80% étrangère, qui vient par avion. C’est paradoxal dans une situation où l’on est supposés décarboner l’économie.

Justement, que pensent les communautés locales ? Pour beaucoup, le ski c’est leur travail et/ou leur principal loisir.

Très clairement, les villages de montagne se dépeuplent. Les locaux peuvent de moins en moins se permettre d’habiter à la montagne et doivent partir vivre dans la vallée. C’est également le cas dans les villes alpines de plus en plus huppées, comme Annecy.

On parle beaucoup de « ruissellement » de l’économie du ski et des emplois créés. OK, pourquoi pas, mettons. Mais un moniteur de ski ne peut pas vivre dans une station comme Chamonix. La plupart des guides habitent en vallée. On parle donc d’une économie qui ne peut pas loger localement les personnes qu’elle fait travailler. En Haute-Tarentaise les travailleurs font la navette entre Bourg-Saint-Maurice et leur station, et c’est pareil ailleurs. C’est un vaste sujet !

Certes mais sans cette économie du ski, ils ne pourraient même pas vivre en vallée, et devraient partir encore ailleurs ?

On est dans une fuite en avant. Qu’est-ce qu’on raconte à un jeune aujourd’hui qui veut devenir moniteur de ski ? Cela m’interpelle. J’étais récemment invitée à l’Ecole Nationale de Ski et d'Alpinisme, à Chamonix, pour discuter de l’avenir des métiers de la montagne auprès de futurs moniteurs. 3 jours avant la conférence j’ai été écartée, donc les élèves apprentis n’avaient que des personnes du « lobby du ski » devant eux (je désigne ainsi ceux qui prétendent que le modèle actuel est soutenable, et ne pose pas de problème particulier).

Encore aujourd’hui on dit dans ce genre d’école que la technologie va nous permettre de faire de la neige, et qu’on a au moins 20-30 ans devant nous. Certains apprentis sont sceptiques car ils entendent d’autres sons de cloche ailleurs, mais la plupart pense que tout va bien !

J’ai récemment donné une conférence dans une école, où deux jeunes filles apprenties monitrices sont venues me voir, et voulaient travailler avec moi. Elles étaient outrées par ce que disaient leurs écoles : « pas de problème de ressource en eau, tout va bien on s’occupe de tout, ne vous inquiétez pas ! ». On ment aux futurs moniteurs.

Approfondissons le sujet du foncier et de l’immobilier. J’imagine que les investisseurs supposent eux aussi que « tout va bien se passer » pendant encore au moins 30 ans ? Sachant qu’on parle aussi d’un modèle un peu particulier, où les immeubles sont inoccupés la très grande majorité de l’année…

Aujourd’hui les montagnes françaises, malgré tout ce qu’on sait du réchauffement climatique, restent un vaste chantier à ciel ouvert ! Il y a des grues partout, une frénésie immobilière. D’ici 2030-2035, la Tarentaise prévoit plus de 40 000 lits touristiques supplémentaires. Environ 10 000 lits dans la Vallée des Aravis, alors qu’on est en altitude basse, etc.

Environ 23 000 lits étaient prévus dans la Maurienne, mais une association a obtenu gain de cause en attaquant le Schéma de Cohérence Territoriale (SCoT). Généralement les Alpes sont un vaste chantier car les SCoT et les PLU (Plan Local d’Urbanisme) sont hyper-permissifs. On est aussi dans des territoires où « quand le bâtiment va, tout va » !

De plus, aujourd’hui on peut acheter des logements neufs secondaires, tertiaires, quaternaires… et récupérer la TVA ! On a donc des modèles de défiscalisation qui encouragent la construction de logements neufs, plutôt que réhabiliter l’ancien.

On a environ 3,4 millions de lits en montagne. La moitié sont des « lits froids », c’est-à-dire loués moins de 3 semaines par an. Est-ce normal écologiquement ou éthiquement ?

Pour toutes ces raisons, il faudrait selon moi stopper les constructions neuves.

Est-ce que la loi Zéro Artificialisation Nette (ZAN), qui prévoit de diviser par 2 la consommation foncière d’ici 2030, ne va pas freiner cet élan ?

Eh bien c’était trop beau pour être vrai ! J’y ai cru aussi. Mais certains sénateurs s’activent actuellement pour qu’il y ait des dérogations pour la montagne (et les littoraux, qui sont un autre point névralgique des lits touristiques).

On a beaucoup parlé de ski, et à raison, car ça tire toute l’économie dont on parle ici (immobilier, transport, restaurants etc.), et il n’y a pas de modèles alternatifs à l’heure actuelle qui génère autant de retombées. Quels sont les leviers d’adaptation à la fin du ski ?

Je suis parfois traité « d’écoterroriste » lorsque je réponds à cette question. J’ai même reçu des menaces de mort. Aujourd’hui l’enjeu majeur est la décarbonation, que ce soit en montagne ou ailleurs dans la société.

Que devrait-on faire ? Se décorréler du tourisme. On ne devrait plus dire que certaines vallées et stations ne vivent que grâce à une activité touristique énorme. Surtout qu’on perd la clientèle proche et qu’on va la chercher de plus en plus loin. Il est très dangereux de dépendre de cette activité, car elle est elle-même physiquement en danger ! En plus cette activité touristique est dépendante d’une seule activité, le ski, lui-même en danger.

On ne devrait plus couper les forêts. Les forêts en montagne sont des stocks stratégiques de carbone, mais aussi des protectrices de l’équilibre des cycles de l’eau. Il faut donc mettre en place une gestion forestière adéquate.

Il faut redéfinir les priorités sur les usages de l’eau : agriculture, ménages, hydroélectricité, loisirs…

On devrait d’abord arrêter de construire de nouveaux logements touristiques, il y en a déjà trop. Il faut ensuite repeupler à l’année ces villages qui se vident, avec plein de « lits froids ». Il faudra probablement pour cela jouer sur la fiscalité, par exemple défiscaliser l’achat de logements anciens et la rénovation énergétique. Cela attirerait des gens habitant en vallée, et recréerait une activité économique.

On devrait plus généralement stopper les investissements qui confortent le modèle du tout-ski, et orienter les subventions vers d’autres marchés, en mettant les acteurs autour de la table : agriculteurs, habitants, moniteurs de ski, forestiers… Qu’est-ce qui serait notre territoire idéal de montagne en 2050 ? Ce dialogue actuellement n’a pas lieu.

Peut-être aussi faut-il sanctuariser les glaciers, et avoir un conservatoire national des montagnes, au même titre qu’il existe un conservatoire du littoral. La biodiversité en montagne est en danger, il faut arrêter de penser la montagne comme purement récréative et cesser de dire aux gens que tout va bien.

Que font les stations qui ont déjà renoncé au ski ? Est-ce qu’elles font leur deuil des retombées économiques, est-ce qu’elles parviennent à se reconvertir ?

Il y a en effet quelques premiers expérimentateurs. Une station en France a particulièrement passé le cap, Métabief, dans le Jura. Olivier Erard, directeur du Syndicat Mixte Métabief Mont d’Or (SMMO), sera capable d’en témoigner.

On part d’une page blanche, tout est à repenser ! Il est très difficile philosophiquement d’amorcer une transition du modèle alors que l’activité rapporte encore beaucoup d’argent. L’économie de montagne reste très dépendante du ski, qui représente encore aujourd’hui 82% du chiffre d’affaires de la montagne.

Mais c’est encore difficile à entendre pour beaucoup : on se heurte encore à du climatoscepticisme, d’autres imaginent que « l’avion propre » va arriver et permettre d’entretenir la croissance du tourisme etc.